Morgan Sportès

LE CIEL NE PARLE PAS par BENOIT DUTEURTRE, Le Figaro Littéraire,26/10/2017

lundi 30 octobre 2017.

LE CIEL NE PARLE PAS par Benoit Duteurtre, Figaro 26/10/2017 Au temps de l’Inquisition nippone

MORGAN SPORTÈS Une fresque du Japon du XVIIe siècle qui combattit les missionnaires chrétiens et se referma sur lui-même.

Le Figaro 26 Oct 2017PAR BENOÎT DUTEURTRE

LA PERTE de mémoire et le règne de l’instantané n’épargnent pas la littérature, comme le souligne désormais chaque « rentée littéraire ». Il y est toujours moins question d’écrivains bâtissant une oeuvre, et toujours plus de modes fugaces, de livres vedettes dont la liste semble établie dès la mi-août. Ne pas figurer dans cette vingtaine d’ouvrages systématiquement promus par quelques prescripteurs d’opinion, selon leur humeur passagère, vous expose au silence total. Les autres médias reprennent la même liste censée illustrer les nouvelles tendances, et ce choix cruel autant qu’arbitraire ne vaut pas seulement pour les débutants. Il concerne également des auteurs confirmés qui ne semblent plus compter davantage que n’importe quel perdreau de l’année.

Telle est la réflexion que je me faisais ces dernières semaines en obser- vant le silence assourdissant qui a suivi la sortie du nouveau livre de Morgan Sportès : Le ciel ne parle pas. Le même Sportès, en 2011, faisait partie de la « liste », avec son roman Tout, tout de suite, consacré à l’enlèvement d’Ilan Halimi. Appâtée par l’actualité du propos, la presse y avait reconnu un magnifique travail littéraire sur l’acculturation et la nouvelle barbarie dans les « quartiers ». L’ouvrage avait obtenu l’Interallié et une adaptation au cinéma. Six ans plus tard, après autant d’années de travail, Sportès nous revient avec un roman éblouissant, tant par la richesse historique (ce livre raconte la tentative de christianisation du Japon au XVIIe siècle) que par la saveur purement romanesque (tout semble vivant dans cette remontée du temps).

Pourtant, la rentrée 2017 semble avoir oublié jusqu’à l’existence de cet écrivain qui édifie depuis trente ans une oeuvre singulière, alternant romans-enquêtes sur la société contemporaine (L’Appât, Maos, Ils ont tué Pierre Overnay) et plongées dans l’histoire (Pour la plus grande gloire de Dieu, Tonkinoise). Sportès, cette année, n’était pas dans la course, et on se demande pourquoi. Son sujet manque-t-il d’actualité ? Lui reproche-t-on son genre inclassable où l’érudition va de pair avec une forme de fantaisie et de liberté littéraire ? Doit-il payer le succès du livre précédent ?

Les faits sont là : pas une ligne en août ni en septembre, pas une apparition sur les listes des prix ni dans les émissions qui comptent. Il aura fallu, in extremis, l’enthousiasme d’un Jean-Claude Michéa (dans L’Obs) pour qu’on aperçoive enfin ce roman. Mais en octobre les jeux sont faits. Et tant pis pour ceux qui sont passés à côté.

Ces réflexions, on l’aura compris, sont une invitation à lire sans attendre Le ciel ne parle pas, un récit des événements qui conduisirent le Japon à combattre les missionnaires chrétiens et à se refermer sur luimême. On y découvre la concurrence acharnée entre marchands et prédicateurs européens, les Franciscains travaillant pour l’Espagne, les Jésuites pour le Portugal, tandis que les Hollandais, en bons protestants, se contentent de faire du commerce.

Les « papistes », au contraire, montrent un véritable enthousiasme pour le martyre. Ils s’arrachent à prix d’or les restes de leurs suppliciés transformés en reliques ; et leur ferveur à endoctriner les populations locales nous rappelle que le christianisme, en ce temps-là, n’était pas tellement éloigné du fanatisme qui nous affole dans les nouvelles guerres religieuses.

Mais ce roman prend aussi une profonde dimension humaine à travers son personnage central, Christovao Fereira, un jésuite qui a renié sa religion pour sauver sa vie et qui jette un regard décalé sur ces jeux de pouvoir. À travers ses yeux, Morgan Sportès scrute les personnages du passé qui semblent sortir de tableaux baroques avec leurs bouilles et leurs chapeaux, leurs croix et leurs chasubles, leurs bouillants idéaux, mais aussi leur prosaïque humanité.

Ce théâtre vivant où la drôlerie le dispute à la cruauté revient ainsi, par le biais de l’histoire, au sujet récurrent des romans de l’auteur : le choc des cultures et la volonté de domination jusque dans ses déguisements humanistes ou religieux. Le pouvoir japonais que décrit l’auteur est certes lui-même cruel, dépravé, calculateur, mais il aura fait le choix, à l’aube des temps coloniaux, de fermer la porte... qui ne s’entrouvrira plus qu’au XXe siècle, ce qui explique pour une bonne part la fascinante singularité de ce pays.


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