Morgan Sportès

PIERRE-ULYSSE BARRANQUE, sur Morgan Sportes (article parue dans la revue ATELIER DU ROMAN n°87)

jeudi 30 mars 2017.

Pierre-Ulysse Barranque : Morgan Sportès, des romans pour penser le monde (article paru dans L’ATELIER DU ROMAN, n° 87,septembre 2016)

L’œuvre romanesque de Morgan Sportès est des plus diverses, mais parmi toutes les différentes formes littéraires que celui-ci a expérimentées avec talent, un type de livre est beaucoup plus présent que d’autres. Ce sont les grands romans historiques et sociaux qui caractérisent son œuvre. Cette unité n’est d’ailleurs pas seulement formelle, puisqu’y sont analysés des thèmes historiques récurrents, parmi les plus importants du XXe siècle, qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale (Tonkinoise, L’Insensé, L’Aveu de toi à moi), de la question coloniale (Outremer, Pour la plus grande gloire de Dieu,) et post-coloniale (Siam, La Dérive des continents, Solitudes), de Mai 68 dans le contexte de la Guerre froide (Maos, Ils ont tué Pierre Overney), jusqu’aux derniers développements contemporains de la société du Spectacle à l’heure de la mondialisation (L’Appât, Tout, tout de suite). Ainsi, en parcourant les différents romans de notre auteur, nous n’avons pas seulement affaire à une œuvre littéraire indéniable, mais aussi à une véritable histoire du XXe siècle qui échappe bien trop souvent aux historiens professionnels, limités dans la spécialisation de leur domaine de recherche. La narration romanesque devient ici la porte d’entrée la plus rigoureuse pour penser l’Histoire avec un grand H. Sportès rejoint la tradition du grand roman historique et social français depuis Balzac, Zola jusqu’à Proust bien sûr. Le roman comme véritable méthode d’enquête historique et sociale. Nous pouvons néanmoins remarquer que Sportès se distingue sur un point de ces grandes figures, et non des moindres. Enfant métis né en Algérie au cœur d’une guerre coloniale, Sportès analyse dans plusieurs romans l’Histoire européenne depuis le point de vue de l’Autre, de l’étranger radical, souvent asiatique : qu’il s’agisse du Grand Siècle étudiée depuis l’échec de colonisation de la Thaïlande dans Pour la plus grande gloire de Dieu, de la collaboration française vue depuis l’Indochine dans Tonkinoise, ou du conflit entre le IIIe Reich et l’URSS, que L’Insensé dépeint à travers l’épopée tragi-comique de Richard Sorge, espion de Staline dans l’ambassade nazie au Japon. A notre époque où, de crises des réfugiés en replis identitaires, de nombreux intellectuels européens se recroquevillent de plus ne plus sur leurs certitudes occidentales, et maudissent l’Autre plutôt que d’essayer de le comprendre, les romans de Sportès nous offrent une Histoire décentrée. Une Histoire où l’Europe est bien souvent contemplée depuis l’Asie, comme si le destin de l’Occident n’était véritablement visible que pour l’observateur séjournant en Orient. Ce décentrement du point d’observation permet aux romans de Sportès d’être beaucoup plus que de simples chroniques historiques mises en récit. C’est un déplacement dans l’espace mental et géographique qui permet de comprendre « de quoi nous sommes fait » . En choisissant comme titre : La Dérive des continents, Sportès a révélé dès son deuxième livre une des clés de son œuvre future. Il a résumé à la fois sa position sociale subjective et un élément fondamental de sa méthode d’investigation littéraire : celle d’un enfant aux origines plurielles né dans les colonies françaises, français avant tout par la langue qu’il parlait en Afrique du Nord, et qui déplace et confronte les différents continents humains, les différentes civilisations, les différentes cultures pour saisir l’universalité de la condition humaine. Un romancier qui fait surgir la vérité d’une situation historique en réalisant des translations du point de vue, à rebours de la doxa paresseuse.

Le rapprochement entre l’œuvre romanesque de Sportès et les sciences humaines n’est absolument pas fortuit, car il suffit de se pencher sur les dernières pages de la plupart de ses ouvrages pour voir que l’auteur nous livre ses sources documentaires et sa bibliographie. Une bibliographie dont l’ampleur ferait bien pâlir beaucoup d’historiens professionnels, notamment dans ses romans sur la Thaïlande ou sur Mai 68. Cette présentation des sources invite le lecteur à s’approprier à son tour de nouvelles connaissances et de nouvelles analyses. Sportès n’est pas de ces romanciers illusionnistes : il dévoile aux lecteurs à partir de quel matériau s’est bâti son travail littéraire. Loin des « jeux de langage » tant à la mode en France il y a plusieurs décennies, c’est bien une compréhension neuve du réel qu’il s’agit d’apporter. Et cette étude des faits sociaux et historiques est particulièrement précieuse de nos jours. L’art du roman permet de produire des synthèses historiques compréhensives, à l’exact opposé de l’information continue et fragmentaire proposée par le journalisme télévisuel et l’immédiateté de l’ère internet. Que ce soit avec L’Appât ou avec Tout, tout de suite, Morgan Sportès fait le travail que la plupart des journalistes contemporains ne font plus : produire une analyse synthétique d’un drame humain, qui a été aussi vite énoncé qu’il a été vite oublié. Et en même temps, ce diagnostic historique permet une analyse de notre temps : notre temps présent en tant qu’il est produit de l’Histoire récente des sociétés humaines. Le roman, en développant un récit, permet d’arrêter le temps, et de produire une situation de contemplation, qui produit non seulement un plaisir esthétique, mais également une authentique pensée. Le roman pense le temps, là où les médias le noient dans la saturation d’informations, dans le présent perpétuel rythmé sur la frénésie de la production économique mondiale. Un roman de Sportès, c’est un temps d’arrêt, qui permet une pensée du monde, aussi vrai que la pensée n’est pas l’apanage de la philosophie ou des sciences humaines. Tout œuvre d’art authentique est une pensée. C’est pourquoi, pour Sportès, le roman n’est pas seulement l’occasion d’une jouissance formelle : c’est une véritable méthode épistémologique pour comprendre le monde, et c’est même l’une des plus efficaces. Justement, analysons quelque peu la méthode d’investigation littéraire développée par Sportès dans ses romans. L’un des textes où cette méthode a été probablement la plus explicitement formulée par l’auteur se trouve, à notre avis, dans l’introduction de Tout, tout de suite. Il y assume radicalement sa position de romancier. Il décide de changer le nom des protagonistes de l’affaire Ilan Halimi, de changer également quelques noms de lieux, pour « nourrir une création littéraire, une fiction » . D’une certaine façon, tout est faux, puisqu’il s’agit de littérature. Citant Nietzsche, l’auteur rappelle qu’« il n’y a que des interprétations » d’un fait. Tout est faux certes, sauf justement l’essentiel, car cette mise en fiction des faits empiriques (notamment judiciaires) étudiés par Sportès n’a qu’un seul objectif : « Seule leur logique m’intéressait, leur signification implicite : ce qu’ils nous disent sur l’évolution de nos sociétés » . L’enjeu épistémologique des romans de Sportès nous apparaît très clairement dans cette formulation. Le roman crée du faux, mais afin de saisir la « logique » réelle d’un événement humain, en tant que cette logique particulière reflète la logique générale de « nos sociétés ». Non seulement le roman nous en dit plus que les fictions du journalisme spectaculaire concernant cette tragique affaire, mais pour Sportès l’intérêt de mettre en roman un tel drame (vingt ans après avoir fait de même avec L’Appât) n’a pour seul but que de trouver dans l’événement social significatif les éléments de compréhension de l’ensemble. Car on ne peut comprendre un événement aussi terrible que l’affaire Halimi que si on le met en perspective avec les évolutions sociales et historiques de la société française contemporaine, et de la société mondiale. Les romans « logiques » de Sportès recherchent dans un fait social ce qui est de l’ordre de l’intelligible. C’est là précisément que la fiction romanesque dépasse la fiction journalistique, et doit être défendue contre elle ; car s’il faut choisir entre deux fictions, mieux vaut se référer à celle dont les moyens épistémologiques sont les plus larges, les plus précis et les plus synthétiques. Comme en science, la supériorité d’une théorie se définit par l’ampleur de l’extension du champ scientifique étudié et par la précision de la compréhension des éléments analysés dans ce champ. Et sur ce point, le roman Tout, tout de suite nous donne une lecture bien plus rigoureuse du drame que ne le fera jamais un article consacré à un « gang des Barbares » qui ne s’est jamais désigné comme tel. Dans une époque médiatique où « le vrai est devenu un moment du faux » , selon le mot fameux de Guy Debord, la technique romanesque de Sportès crée des éléments de compréhension de notre histoire récente, et brise ainsi les poncifs historiques contemporains. Pense-t-on l’Histoire de France de la même façon après avoir lu la vie de Rubi dans L’Aveu de toi à moi ? Mai 68, la Guerre froide et le tournant néolibéral des années 80 n’apparaissent-ils pas sous un autre jour lorsqu’on les saisit au travers de l’assassinat du jeune maoïste Overney ? Et quant à Tout, tout de suite, c’est la mondialisation entière qui est convoquée pour expliquer le drame d’Elie et la folie meurtrière de Yacef.

Pour autant, il y aurait un contre-sens possible sur le rapport entre roman et sciences humaines, et nous ne voudrions pas que le rapprochement que nous avons fait y contribue. Si une grande part des romans évoqués ici a un caractère historique et social affirmé, il serait absolument faux de voir dans le travail de notre auteur un réductionnisme sociologique, faisant de l’individu le jouet passif de forces collectives qui le dépasse. Morgan Sportès ne se contente absolument pas de plaquer les mots « social », ou « Histoire, à un phénomène pour pouvoir en rendre compte. Si l’on devait rapprocher la méthode épistémologique de ce romancier avec l’un des grands noms des sciences humaines, Sportès serait plus proche de Marcel Mauss, le neveu de Durkheim et fondateur de l’anthropologie française, maître revendiqué par Lévi-Strauss. En effet, expliquer véritablement un phénomène humain, selon Mauss, c’est le considérer comme un « fait social total » , c’est-à-dire le penser comme un phénomène aux multiples dimensions : comme un phénomène certes historique et social, mais aussi comme un phénomène d’ordre psychologique, économique, ethnologique, esthétique, linguistique, etc. Et c’est seulement lorsqu’on croise tous les différents aspects de ce phénomène que ce dernier apparaît dans sa richesse et de sa complexité. Penser ensemble tous les aspects multiples d’un fait, et ne pas se limiter aux automatismes d’une discipline scientifique, voilà en quoi consiste une pensée véritable selon Mauss. Or il est n’est pas difficile de voir en quoi la méthode romanesque de Sportès suit ce même programme de recherche. Etranger à tout dogmatisme, les romans de Sportès sont perpétuellement nourris par les lectures de Freud, de Marx, de Nietzsche, de Saussure, de Lévi-Strauss et de bien d’autres. Et cette diversité des influences de Morgan Sportès n’est pas l’effet d’une simple érudition. La pluralité des approches épistémologiques mis en jeu dans le travail romanesque de Sportès a pour finalité de présenter au lecteur la totalité complexe de l’expérience humaine. Ne pas se satisfaire des lectures univoques, et montrer la multiplicité du réel contre le monolithisme des idéologies de toutes sortes. C’est à cette condition qu’une véritable pensée du monde contemporain est possible. Et c’est ce chemin que l’art romanesque de Morgan Sportès indique à la littérature contemporaine.


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