Morgan Sportès

Interview de Morgan sportes parue en Italien dans la revue AGALMA n°30(oct 2015) et en français dans l’ATELIER DU ROMAN n° 87 (sept 2016)

lundi 19 septembre 2016.

Interview de Morgan Sportes par Maria-Teresa RICCI paru en italien dans la Revue AGALMA n° 28 et en Français dans la revue Atelier du Roman n°87 (sept 2016) : 1) "Votre idée de narration", "votre poétique" ; votre "ironie" (qui apparaît, par ex., tout au long du roman Tout, tout de suite) par rapport à l’écriture et à la réalité

MS : Il me souvient que Jean Luc Godard disait : « un travelling, c’est une question de morale ». Il est bien evident pour moi qu’on doit y réfléchir à deux fois quand il est question d’écrire, de représenter, un fait : particulièrement quand il s’agit d’un crime qui a occupé la une des medias. En l’occurrence l’affaire Ilan Halimi, ce jeune juif kidnappé puis assassiné par une bande de jeunes voyous de la banlieue sud de Paris en 2006. Bande qui comptait en son sein un fort pourcentage de musulmans, ou de convertis à l’Islam. Comme dans mon précédent livre l’APPÂT (une histoire encore de jeunes meurtriers) il n’était pas question d’expliquer, encore moins de juger, mais de montrer, ce qu’a fort bien noté Edgar Morin. Qui, en effet, prétendrait pouvoir expliquer ce qui se passait dans le crâne du chef de la bande (Yacef, dans mon livre) quand il a aspergé d’essence sa victime (que j’ai baptisé Elie) pour la brûler vive ? Bourdieu ou Proust s’y casseraient les dents... Je me suis contenté de mettre en scène des faits, tirés de mon enquête ou de l’épais dossier d’instruction, de faire évoluer les personnages, de les faire dialoguer, au ras des pâquerettes. Pavloviennement ! Le dossier comporte nombre de scripts d’enregistrements de conversations téléphoniques et nombre de procès-verbaux d’interrogatoires où la parole de ces jeunes de banlieue apparait au « style direct » .J’avais donc, sous la main, une riche matière... Fort évidemment, il n’y a rien de neutre dans la façon dont un auteur découpe cette matière. C’est là qu’intervient le style, c’est-à-dire sa subjectivité, et son ironie donc, qui mettra en évidence tel détail plutôt que tel autre. Parce qu’il juge que ce détail, à la façon d’une synecdoque, est spécialement révélateur du « tout » : social, économique, culturel qui forme le décor de l’action. C’est donc bien une rhétorique (hyperréaliste), une stylistique __explorées déjà par Primo Lévi, dans Si c’est un homme, ou Raymond Carver. A cet égard, dans mon livre, l’anecdote la plus effrayante, et la plus significative de l’aliénation de ces jeunes voyous, est celle du « faux sang ». Leur chef, qui se trouve à Abidjan, où il compte se faire envoyer la rançon , via Western Union, par la famille de la victime, Elie, leur ordonne, car il ne voit rien venir, de mettre en sang le prisonnier, en le rouant de coups, de le prendre en photo et d’envoyer celle-ci aux parents, par mail pour les décider à payer... Pour une fois, ces jeunes essaient dé réflechir.Ils se disent que s’ils battent Elie, très affaibli par sa détention (il est confiné, nu, au fond d’une cave glaciale depuis dix jours) il risque de mourir. L’un d’eux a l’idée d’acheter du « faux sang », dans une boutique de ...farce et attrape voisine dénommée, ça ne s’invente pas : « A L’OURSON ». Mais comme il n’y a pas de « faux sang » dans cette boutique, ils se résignent à en faire couler du « vrai », en donnant un coup de cutter à Elie, sur la joue. A la police qui, après leur arrestation leur demandera : « Mais puisqu’il s’agissait de faire une photo, pourquoi ne pas avoir utilisé de la peinture rouge, du ketchup ? » l’un d’eux répondra : « Ben, à L’OURSON, ils vendent pas de sauce tomate ! ». Quelle fable plus symptomatique de l’engluement de l’Être dans la Chose, dans le marécage de l’Immanence ! En absence de toute distanciation... C’est-à-dire de tout vrai langage ; « Ils ne verbalisent pas » c’est l’antienne que ne cessent de psalmodier les psychiatres dans les salles d’Assise où sont jugés ces jeunes.

2) > - On a défini votre livre Tout, tout de suite un romanquête. Vous citez Nietzsche : « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »... vous avez fait cependant un grand travail de documentation avant d’écrire ce livre « non fiction » (Truman Capote) >

MS : J’accepte l’expression « non fiction », mais pas celle de « romanquête » inventée par un imbecile de nouveau philosophe, sous-produit de la Guerre froide qui a tout dit sur n’importe quoi et n’importe quoi sur tout. Sur l’Irak, sur la Libye, sur la culture des pâquerettes en Basse Normandie et même sur l’Affaire Ilan Halimi, en totale méconnaissance du dossier ce qui n’a pas peu irrité les magistrats et les avocats de la défense. Comme je viens de le dire, aussi transparent l’auteur essaie-t-il d’être, il n’en reste pas moins le secret « organisateur », dans sa narration, de ce « mystère » qui nous dépasse tous : la violence sociale telle qu’elle s’incarne, en l’occurrence, dans le martyr d’Ilan (Elie) Halimi. Il n’est pas question, au demeurant, de dire n’importe quoi. J’ai eu accès au dossier, comme je l’ai dit, j’ai rencontré nombre de protagonistes du drame, témoins, policiers, magistrats, j’ai correspondu avec des membres de la bande (dont leur chef, Yacef/Youssouf) je me suis aussi imprégné des lieux où s’est déroulé le drame. Il émane une sorte de poésie de la misère urbanistique de ces banlieues, de ces fastfood, ces sandwicheries, ces cyber-cafés crasseux, anonymes, qui forment le quotidien décor de cette bande. Simenon, en d’autres temps, a fait ce type de travail. Cette « poésie » on la retrouve encore dans les nombreuses photos figurant dans le dossier d’instruction : sur une centaine de pages, par exemple, est dévidé le contenu d’un appareil photo familial : cliché du bébé dans son landau, d’un dîner d’anniversaire avec cotillons , d’une petite amie à demi nue. Viol, effraction de l’intimité banale...

3) - Les jeunes de banlieue que vous décrivez sont souvent perçus, surtout à gauche, comme des « victimes » du système. Souvent on tend à les justifier. Cependant, dans votre roman ces jeunes participent pleinement au capitalisme consumériste et à ses valeurs. Ils ne constituent nullement un « dehors », différemment des anciennes classes populaires dans leurs moments les meilleurs. Mais en disant cela on se voit aujourd’hui facilement accusé d’être un « nouveau réactionnaire ». Est-ce que cela vous est arrivé ?

MS : « l’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles » disait August Bebel, que je cite dans mon livre. Ces gosses (certains d’entre eux ont 17ans !) se rebellent, ils ont de bonnes raisons pour ça. On n’a besoin ni d’eux, ni de leur travail. Ils sont dans la marge. C’est une sorte de nouveau lumpen. Ils vivent de trafics divers, la drogue entre autres... Au demeurant ça n’est pas dans la « culture » spectaculaire marchande qu’on leur offre qu’ils trouveront les instruments de comprehension intellectuelle de leur misère. D’où leurs recours aux vieux poncifs, religieux et autres : islamisme, antisémitisme etc. Ils supposent Elie riche, parce qu’il est juif. Or __ et ils le savent bien__ Elie n’est qu’un petit vendeur de téléphone dans une boutique du boulevard Voltaire. Comme cible d’un kidnapping, c’est plutôt mal choisi. Ils se lancent dans une entreprise de banditisme des plus complexes, le rapt, mais ils n’ont ni les moyens intellectuels, ni les moyens financiers de la réaliser. C’est pathétique : pour téléphoner à la famille, afin de réclamer la rançon, ils utilisent des mobi-cartes à 10 euros qui, régulèrement, s’épuisent avant la fin de la conversation. Et ils doivent aller en acheter une autre. Ils n’ont même pas de quoi acheter à bouffer à leur otage... Tous ces « petits faits » accumulés donnent une dimension de noire ironie à mon livre : pour le moins dérangeante. Comme je l’ai dit, l’auteur, à de rares exceptions près, n’essaie pas d’analyser ses personnages. Il les montre (Lévi-Strauss m’avait écrit, au sujet de l’APPÂT, que c’était une sorte de « polar ethnographique ») . Au demeurant, en exergue à chaque chapitre, je cite une phrase de Theodor Adorno, Jaime Semprun ou Guy Debord, c’est une sorte de contrepoint__musical__ au texte. Une façon de jeter sur celui-ci un point de vue extérieur, proche de celui de l’auteur sans doute, sans que celui n’intervienne__lourdement__ dans le cours du récit. On aurait eu du mal à me traiter de « nouveau réac » dès lors que je cite cette phrase de Debord : « L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger à son monde. Le barbare n’est plus au bout de la terre, il est là ». Ce sont les médias et la police qui ont inventé l’expression « gang des barbares » pour designer les kidnappeurs. J’ai quant à moi bien insisté sur le fait que si ces jeunes sont des barbares, ce sont « nos barbares ». A une exception près, ils sont tous nés en France, et sortis donc de l’école française, du système médiatique français : et de notre sous-culture mondialisée. Quand bien même ils sont d’origines géographique et raciale multiples.

4) -Vos personnages ne parviennent pas nécessairement de familles déstructurées, ils ne manquent pas toujours d’un père. Ils ont une vie de quartier autour d’eux. Ils ne sont pas misérables en termes économiques, ils ne luttent pas pour la survie. Qu’est-ce qui les a tellement désaxés ? Est-ce qu’ils sont à la quête d’une « reconnaissance » qui doit combler un vide intérieur, une haine d’eux-mêmes qui naît surtout de la sensation d’être « superflus », « inutiles », de ne pas avoir de place dans le monde ?

MS : En exergue de mon livre, je mets une citation de Jacek Kuron (dont les tenants de la guerre froide, du « there is no alternative » de madame Thatcher se sont bien gardés naguère de developper la pensée). Elle date de 2002 : « Les spécialistes, déclare Kuron, estiment d’ores et déjà que dans un futur proche 20% des gens seront employés tandis que 80% seront sans activité.On prévoit de maintenir ces inactifs à un niveau de subsistance suffisant en leur procurant un divertissement abêtissant ». Les « barbares » de mon livre sont nés DANS ce monde-là, DE ce monde-là, celui du spectacle, c’est-à-dire de la marchandise s’appropriant tous les aspects de la vie, et la pensée même des individus. Ils ne courent pas après la survie, ils sont DANS la survie. Leurs idéaux même leur ont été ravis : ils relèvent des poncifs de la culture marchande ou, pire, de la religiosité. Ce qui est la même chose au fond.... Pour ce qui est de la « famille » je crois que vous vous trompez. La plupart ont de gros problèmes familiaux. Et quand bien même ils ont un père __comme le chef du gang, Yacef __ ce père est dévalué. Immigré en France en 1973 ( lorsque Georges Pompidou jouait l’immigration plutôt que la robotisation de l’industrie), le père de Yacef, paysan « déterritorialisé » du nord de la Côte d’Ivoire), a été pendant quarante ans un prolo pauvre et docile. De cela, Yacef __né en France lui !__ ne veut pas. Il ne veut pas non plus, comme sa mère, femme de menage, « torcher les chiottes ». Les figures parentales ssont dévaluées. Ses études étant catastrophiques, il choisira, résolument « la carrière de gangster ».

5) - Dans Tout, tout de suite comme dans L’Appât, vous explorez les couches les plus sombres de l’être humain : une cruauté qui n’a plus de but rationnel, un mal absolu. Croyez-vous que ce mal est la conséquence d’une société erronée qui pourrait être améliorée, éradiquant ainsi le mal absolu, ou pensez-vous que le mal appartient, au moins partiellement, à la condition humaine et ne va jamais disparaître, comme le pensaient Sade ou Bataille ?

MS : Comme le pensait Dostoïevski aussi, qui ironisait sur les « gauchistes » de son temps qui réduisaient le crime à ses causes sociales. Rien ne justifie le meurtre. Nul ne saurait entrer dans l’âme de Yacef. Dans le tortueux dédale de son ressentiment. Même si le rapport psychiatrique écrit à son sujet est __une fois n’est pas coutume __ très interessant. « On peut considérer, écrit le psychiatre, que (Yacef) n’est pas vraiment un psychopathe dans le sens où il a équilibré sa psychopathie pour la socialiser dans un projet criminel. De manière plus générale, cet équilibre de la psychopathie est aujourd’hui favorisé par les données culturelles du moment. Si le capitalisme valorise les notions de travail et d’effort, il valorise aussi, de manière contradictoire, une consommation plus immédiate que la technique rend magique. Cette contradiction est portée à son paroxysme avec la haine des délais et la haine des médiations. Ce que traduit expressément l’expression : deviens riche ou meurs en essayant » Get rich or die trying, le titre du film de Fifty cents sorti le jour même de l’arrestation de Yacef/Youssouf, en 2006. Les écrits de Debord sur les émeutes « black » de Watts de 1965 paraissent aussi illusoires au vu de ce que sont devenus les « héritiers » de ces émeutiers : par le pillage, ces émeutiers ( selon Debord) prenant à la lettre la société de consommation, annihilent la valeur d’échange des produits qu’ils volent, pour en retrouver la valeur d’usage. Mais ce à quoi aspirent « mes » barbares, ce ne sont que des valeurs d’échange, dont la valeur d’usage n’est le plus souvent qu’illusion publicitaire. Au demeurant, il me semble évident que même dans l’avenir radieux du Meilleur des mondes possibles, existeront toujours des Yacef/Yousouf Fofana, des Richard III, des Raskolnikov.

6) > - « Tout, tout de suite » : cette expression est selon vous le résumé de la société actuelle, de la société du spectacle dont parle Debord. Vous avez lu Debord, vous l’avez fréquenté. Est-ce qu’il vous a aidé à comprendre des aspects de la vie contemporaine que d’autres n’ont pas remarqués ?

MS : Debord, et les situs en général, m’avaient séduit par leurs écrits quand j’étais un étudiant de 20 ans, en fac de lettre, à la fin des années soixante. Je ne le connaissais pas à l’époque, mais j’avais rencontré René Viénet, le sinologue de la bande. Ce qui me plaisait d’abord, c’était leur talent littéraire, cette façon dandy, aristocratique, d’interpréter Marx, sa dialectique de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Quoique le bouquin signé Khayati __ sans doute écrit collectivement en fait__ soit, quand j’y repense aujourd’hui, à prendre à petite dose. De la misère en milieu étudiant...L’adolescent qui lirait ce livre au pied de la lettre se condamnerait au suicide à court ou moyen terme. Quelques-uns sans doute ont dû en crever, socialement du moins. Absolutisme, manque d’humour, d’humanité donc. Debord a prétendu garder le cap, quoiqu’il se fût permis des complaisances qu’il ne permettait pas à d’autres : car il faut bien « survivre » faute de « révolution » à se mettre sous la dent (voir L’éducation sentimentale !). A force d’exclure ses collaborateurs, il a fini par s’exclure lui-même, d’une balle dans la peau. Quand je l’ai connu, à la fin des années 80, c’était un être crépusculaire, et fort ethylisé, le nez plongé dans son ballon de rouge, comme la pythonisse dans sa boule de cristal. Guettant la révolution sans doute. C’était assez pathétique, car entre deux délires et querelles d’ivrognes avec ses voisins de tablée, il pouvait être brillant. Dans la dernière lettre qu’il m’écrit, figurant dans le tome VII de sa correspondance, chez Fayard, il suppose que les faits que je narre dans mon roman Pour la plus grande gloire de dieu (l’expédition des troupes de louis XIV au Siam, fin XVIIème siècle) ne sont pas réels, et que les archives sur lesquelles je prétends me baser, n’existent pas. Je serais donc un faussaire. Cette lettre m’avait fait pitié ; J’avais en effet travaillé dix ans sur des archives de première main pour élaborer ce livre... Lors de l’expo Debord, à la BNF, j’avais évoqué lors d’une interview télé, cette ruine baudelairienne du personnage, qui n’enlève rien à sa grandeur tout au contraire, puisque ça lui ajoute une dimension tragique __ bien authentique. Mais on préférait, religieusement, ne présenter de lui qu’une image sulpicienne : le martyr jeune et beau. Qu’on « canonise » (dans tous les sens du terme !) Mon interview ne fut pas diffusée. Au demeurant __ au milieu du crétinisme gauchiste régnant dans les années 60/70__ c’était un bol d’air que de lire Debord et les situs. Et d’entendre leur RIRE ! Ils ont aidé les gens de ma génération à porter un regard critique sur l’état du monde, et à lire intelligemment Marx ou l’école de Francfort. Tout cela a nourri mon travail littéraire. Grâce leur soit rendue. Amen.


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