Morgan Sportès

revue ATELIER DU ROMAN n°87,sept 2016 : article de Kanika Chansang sur POUR LA PLUS GRANDE GLOIRE DE DIEU de Morgan Sportes

lundi 19 septembre 2016.

Athos, Porthos et Aramis au Royaume de Siam

Un commentaire sur le Roman de Morgan Sportes, Pour la plus grande gloire de dieu, par sa traductrice en langue thaïe, Mme Kanika Chansang, anciennement professeur à l’université Silpakorn.

C’est à Paris que j’ai rencontré la première fois Morgan, brièvement, au début des années 80. Il avait écrit un article, dans le Matin magazine, qui m’intéressait. La comparaison d’une quinquagénaire française, ouvrière de l’Usine textile Rhône Poulenc, près de Lyon, qui avait été licenciée, son entreprise ayant fermé ; et d’une toute jeune ouvrière thaïe de 18 ans venant d’être embauchée par la même société qui ouvrait au même moment une usine flambant neuve dans la banlieue de Bangkok , image pour le moins marquante de la mécanique implacable de la mondialisation : les différences salariales étaient énormes, entre autres choses. J’étais alors étudiante, à Paris. Je travaillais à une thèse de littérature, en langue française, concernant la naissance (tardive) du roman en Thaïlande au début du 20ème siècle. Je suis ensuite retournée dans mon pays où j’ai enseigné la Littérature française à l’université Silpakorn. Quelques années plus tard, vers la fin des années 80, J’ai retrouvé Morgan à Bangkok. Il m’a parlé d’un projet, encore vague pour lui, d’écrire un roman historique sur l’intervention française au Siam (la Thaïlande) à la fin du XVIIème siècle. Ça l’amusait d’évoquer des français emperruqués, des mousquetaires emplumés, suant sous les tropiques asiatiques. Athos, Porthos et Aramis au pays des éléphants ! Il trouvait ça paradoxal, cocasse. J’ai compris tout de suite aussi que c’était, comme dans son article sur Rhône Poulenc, une façon de parler de la mondialisation, mais à un stade bien antérieur. Il m’a dit qu’il avait lu pas mal de textes de l’époque déjà, à la BNF, imprimés et manuscrits, écrits par des missionnaires ou des ambassadeurs français du Grand Siècle. Il m’a demandé s’il y avait des archives sur le sujet en Thaïlande. A mesure qu’il me posait des questions, très précises, sur cet épisode de l’histoire de mon pays, je me suis rendue compte que, comme nombre de mes concitoyens à l’époque, j’étais complètement ignorante sur le sujet. Je n’en connaissais que de vagues images d’Epinal apprises sur les bancs de l’école. J’ignorais tout des intrigues politiques secrètes qui s’étaient alors nouées à la cour de Louis XIV à Versailles ; à la cour d’Ayuthya, au Siam ; à Rome, au Vatican. Morgan était passionné, il voulait tout savoir, et moi je ne savais presque rien... Il faut comprendre qu’à l’époque les recherches historiques sur cette période étaient assez peu développées dans mon pays. On avait commencé à traduire en thaï divers récits et autres rapports, anglais, hollandais, portugais, français, mais c’était peu de chose. En me renseignant auprès de spécialistes je lui ai quand même déniché dans une revue ad hoc la traduction, en thaï moderne ( à partir du thaï du XVIIème siècle, bien différent) , du journal tenu par l’ambassadeur siamois Kosapan à la cour du roi Soleil, autour de 1686. Je lui en ai dicté la version française. Qui l’a beaucoup fait rigoler. Car l’ambassadeur Kosapan ne livre aucune de ses pensées intimes, on ne découvre rien de sa subjectivité. Il se contente de donner une description minutieuse de tout ce qu’il voit, allant jusqu’à mesurer la longueur et la largeur du lit où il dormait à Paris. Eclatant de rire Morgan m’a dit : « C’est du Robbe-Grillet avant la lettre ». En Thaïlande, Morgan désirait tout voir. Tous les lieux où trois siècles auparavant s’était déroulée cette comédie tragique. Tragique puisque l’expédition française a fini en désastre. Une sorte de Diên Biên Phu, mais « en dentelles ». Après avoir tenu six mois dans un fort de Bangkok, qui n’était alors qu’un village, les huit cents mousquetaires français que comptait l’expédition ont fini par s’enfuir en bateau, laissant derrière eux une centaine des leurs, morts. On peut encore visiter ce fort, à Bangkok, sur la rivière Chao Phraya, un fort à la Vauban. A l’époque faut-il dire ce genre d’aventure guerrière faisait moins de victimes qu’aujourd’hui, je pense aux guerres américaines du Vietnam ou d’Irak par exemple. Afin de se faire une idée de ce qu’ont vu à l’époque les Français, quand avec leurs navires, après sept mois de voyage, malades de scorbut et de dysenterie, ils sont arrivé devant les côtes siamoises , Morgan a loué un petit bateau. Nous avons quitté à son bord le port de Bangkok, Paknam, et sommes allés en mer au large, puis nous sommes revenus sur nos traces, vers l’embouchure du fleuve Chao Praya. Nous avons remonté plus tard ce fleuve jusqu’à Ayuthaya, l’ancienne capitale, où le roi (Naraï) séjournait en hiver, puis, un peu plus au nord à Lopburi, la capitale d’été, plus fraiche. Morgan tournait en rond comme un halluciné à lopburi, dans l’ancien palais du roi, dans la maison du premier ministre Phaulkon, désormais en ruine et, tout près, dans la maison où avaient vécu les ambassadeurs de louis XIV, messieurs de la Loubère et Céberet, elle aussi en ruines. On eût dit qu’il eut voulu presser les pierres, les briques, les tuiles de ces maisons, comme on presse une orange, pour en extraire leurs secrets, les faire parler. Il avait un air tout à fait allumé à l’époque. Depuis, en vieillissant ça lui a un peu passé. Comme nous nous promenions tous deux dans un joli marché de Lopburi et que je l’observais avançant à grands pas au milieu des étals si chatoyants de fruits, de légumes, de poissons, comme il en a toujours existé, j’ai eu tout à coup une sorte de vision, un flash. C’était comme si nous étions remontés à rebours dans le temps. Ça n’était plus Morgan, c’était un des membres de l’expédition militaire de louis XIV que j’avais à mes côtés, un mousquetaire peut être. Certes, il n’avait pas les habits de l’époque, mais je l’imaginais bien suant sous une perruque, un chapeau chapeaux à plumes, rapière au côté. Je lui ai demandé, mi souriante : __Ne serais-tu pas une réincarnation du chevalier de Saint Cricq ou du major Beauchamp ? C’étaient deux des protagonistes de cette histoire. Jubilant il m’a rétorqué : __Je me vois plutôt dans la peau de l’ambassadeur Simon de la Loubère, futur académicien. Plus tard il me dirait qu’au moment où il commença d’écrire son livre Pour la plus grande gloire de Dieu, il avait justement l’âge de la Loubère quand il était au Siam, la quarantaine finissante. Son livre pour la Plus grand gloire de Dieu a paru en 1993 en France. Je lui ai tout de suite proposé de le traduire. Ça m’intéressait. C’était pour moi une aventure, une façon de me confronter un peu plus à la culture française, à l’histoire française, mais à l’histoire aussi de mon pays. J’avais déjà traduit Ionesco et camus, mais là c’était plus complexe. __Tu es folle m’a-t-il dit. 700 pages ! Et écrites avec des phrases si longues, pleines de subjonctifs car j’imite, non sans dérision, le style ampoulé et baroque de ces temps. Par ailleurs il y a tout ce fatras de vocabulaire religieux à quoi tu vas te cogner le crâne . Comment traduire en siamois les notions de « grâce efficace « et de « grâce suffisante ». Tu n’y arriveras pas Le Thaï est monosyllabique. Il est difficile en effet d’écrire dans ma langue des phrases trop longues, pleines d’incises, de relatives, de concessives etc. il m’a fallu exprimer tout ça en phrases plus courtes, transcrire, adapter plus que traduire. Pour ce qui est des termes religieux, des prêtres m’ont aidé (malgré la nature plutôt voltairienne et satirique du texte) particulièrement le père Lenfant des Missions étrangère. Il est mort aujourd’hui. Peut-être était-ce une façon pour lui de régler leur compte aux jésuites qui jouent un rôle bien triste et ridicule, mais historique, dans ce roman. C’est que ce livre est plein d’humour, d’ironie. Cela, je n’ai pas eu de mal à le rendre. Car Thaïs et Français sont très proches quant à leur manière de rigoler. Morgan a trempé sa plume dans l’encrier du Molière du Bourgeois gentilhomme (et du Shakespeare de Falstaff). Nous avons de semblables façons de tourner les choses en dérision. Je suis sûre que les films populaires comiques thaïs, , inconnus en Europe, plairaient bien aux Français. D’ailleurs ma traduction (il m’a fallu dix ans pour en venir à bout !) a connu un très grand succès quand elle a paru en 2005. Le livre s’est vendu à plus de 15 OOO exemplaires, cela parait peu en Europe, mais dans mon pays (où les livres classiques un peu difficiles ne se vendent qu’a 1000 ou 1500 ex) c’est énorme. Je crois qu’une bonne partie des membres de la classe moyenne cultivée de mon pays doivent en avoir un exemplaire sur leur table de chevet. Morgan d’ailleurs a été chaleureusement accueilli à Bangkok, pour la parution de la traduction. Il y a fait des conférences où le public était nombreux. Je lui servais d’interprète. Il a eu une presse élogieuse. Il faut dire que ce livre, politiquement, tombait bien. Puisqu’il flattait le nationalisme Thaï (ne décrit-il pas la victoire politique militaire et religieuse de mon pays sur une France impériale un peu trop gourmande). La Thaïlande, tout au long de son histoire, a toujours su jouer, habilement, bouddhistement, entre les impérialismes rivaux. Opposant les uns aux autres. Ainsi échappa-t-elle à tous les malheurs de ses voisins. Songez au Cambodge, à l’Indochine ! Elle ne fut ni colonisée, ni islamisée, ni christianisée, ni communisée (mais elle sera peut-être macdonaldisée !). Pendant la seconde guerre mondiale elle a joué les Japonais vainqueurs contre les Français et les Anglais défaits, avant de miser sur les Américains triomphants contre les Japonais en déroute. Comme, à l’époque de Louis XIV, elle s’était appuyée sur les Français contre les Hollandais, avant de renverser la vapeur et de s’allier aux Hollandais (protestants) pour expulser les Français (catholiques). Je pense aussi que le public thaï a beaucoup appris sur sa propre histoire, en lisant le livre de Morgan. Mais il a appris en s’amusant. Et les thaïs sont « sanuk » ils aiment rigoler. C’est le « gai savoir » de Nietzsche.

Kanika Chansang


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