Morgan Sportès

Article de MORGAN SPORTES paru en sept 2016 dans la revue ATELIER DU ROMANn°87

lundi 19 septembre 2016.

Article de Morgan Sportès paru dans la revue ATELIER DU ROMAN n°87, septembre 2016.

Le Temps re-retrouvé : lettres et « archives »

Le Temps retrouvé, mais à l’envers. C’est l’impression que j’ai éprouvée en regardant à la télévision, en novembre dernier (2015) une émission, dirons-nous « historique », où étaient rassemblés des « morceaux choisis » d’Apostrophes, certains extraits vieux de quarante ans. On y retrouvait (comme dans la matinée chez la princesse de Guermantes) ses habituels « clients » et quelques-uns des protagonistes de ses moments les plus marquants : l’inévitable Jean d’Ormesson/Norpois, gazouillant déjà dans le vide, comme il continue de gazouiller, mais dont les cheveux blancs avaient miraculeusement bruni, et dont les rides s’étaient effacées (peut-être à la suite d’une opération de chirurgie esthétique ?). L’inévitable Sollers semblait avoir retrouvé sa fringance, grâce peut-être à l’étrange perruque dont il s’était attifé, brune, coupée « au bol », ce qui lui rendait cet air de moinillon joufflu et gaillard qui avait fait sa légende. André Glucksmann l’ex-mao devenu néocon bouffait du communiste comme il boufferait plus tard du « fascislamiste ». Il avait conservé, quoique teinte en noir semble-t-il, sa coiffure à la Mireille Matthieu. Comme quoi on peut changer d’idées mais pas de merlan. Décédé en 2015, il avait donc soudain ressuscité par la magie de la fée télévision. Comme avaient ressuscité Soljenitsyne et Claude Lévi-Strauss. Je figurais aussi dans cette émission. Mais c’est un étrange Morgan Sportès qui me faisait face sur l’écran. Mince, élancé, presque adolescent. Un mystérieux « botoxage » semblait avoir effacé des ans, sur mon visage redevenu lisse, l’irréparable outrage. Tout cela baignait aussi dans on ne sait quelle prenante mélancolie... A cette époque je venais de publier mon deuxième roman, La dérive des continents (1984). Je l’avais tout naturellement envoyé à Claude Lévi-Strauss puisqu’il évoquait le Mexique et mon expérience des champignons hallucinogènes chez une curandera indienne de la Sierra Mazatèque. Mes rapports avec notre République des Lettres furent toujours décevants. Sa petitesse et ses corruptions me faisaient bouillir de colère jadis (à cet égard je suis désormais vacciné). Au demeurant la réponse que je reçus, quelques jours plus tard, de Claude Lévi-Strauss est une des rares satisfactions que j’aie jamais éprouvée dans ce j’aurais du mal à appeler « ma carrière littéraire » : « Je reçois beaucoup de romans, m’écrivait-il, que la plupart du temps j’abandonne après trois pages. Mais j’ai lu La dérive des continents sans désemparer. Votre livre rend un son vrai. Vous maniez puissamment la langue et savez __ce que j’aime particulièrement__ donner une dimension lyrique aux êtres et aux choses. Votre expérience des champignons hallucinogènes nous vaut des pages éblouissantes. Pour moi, ami de Gordon Wasson et familier avec ses recherches, elles constituent aussi une contribution précieuse à l’ethnomycologie » etc. Quelques temps plus tard c’est non sans émotion que j’entendis sa voix au téléphone. Il m’avait appelé. Il aurait plaisir à me rencontrer me dit-il. J’ai retracé notre entretien qui eut lieu au Collège de France dans un article du Figaro magazine et dans mon livre L’aveu de toi à moi (2009, Fayard). Depuis il répondit toujours, pendant des années et jusqu’à sa mort, à l’envoi de chacun de mes livres, soit par une lettre conséquente soit par un mot poli qui montrait qu’il m’avait bien lu. Pragmatique il tenta de m’aider très matériellement. De m’obtenir un prix de l’Académie française par exemple (pour mon livre Solitudes, 2000). Mais nul ne bougea du côté de mon éditeur pour m’inscrire sur les listes... Par ailleurs il appuya d’une belle lettre manuscrite ma candidature à une bourse pour un séjour de recherche en Thaïlande. « Depuis plusieurs années, écrivit-il au président du jury, les travaux littéraires de Morgan Sportès m’inspirent sympathie et intérêt. Dans ses souvenirs d’enfance en Afrique du nord (il évoque ici mon roman Outremer, Grasset 1989), les récits romancés de ses aventures en Asie du Sud-Est et au Mexique, et d’autres livres, son art original combine l’observation attentive des mœurs, l’imagination romanesque et un sentiment lyrique où la verve populaire ajoute son piquant. Le vaste projet sur lequel il travaille semble admirablement lui convenir. Pourrait y briller son goût pour l’érudition, sa connaissance directe des sociétés exotiques, son talent pour concevoir et reconstituer des intrigues (il en a fait la preuve dans un livre consacré à une affaire criminelle qui a défrayé la chronique) __ Lévi-Strauss fait ici allusion à mon livre L’Appât __ enfin sa perception aiguisée du pittoresque de l’Histoire et des aspects souvent cocasses des tribulations humaines ». Le projet qu’il évoque dans cette lettre est mon Roman Pour la plus grande gloire de Dieu, et le livre-dossier qui l’accompagne (iconographie et bibliographie) Ombres siamoises. Ces livres retracent l’expédition de 800 mousquetaires français au Siam à l’époque de Louis XIV. Aventure qui s’acheva par une débâcle à la Dien Bien-Phu, mais un Dien Bien-Phu « en dentelles ». Au sujet de l’Appât, Lévi-Strauss m’écrivit plus particulièrement : « Merci cher monsieur de ce brillant récit qui tient à la fois du roman policier et de l’enquête ethnographique. L’Appât m’a révélé tout un monde que j’ignorais. Je l’ai lu, on l’a lu autour de moi, avec autant d’agrément que d’intérêt ». C’était la première fois, à l’époque (1990), qu’un romancier proprement-dit, en France du moins, s’attaquait à un fait divers (l’affaire Valérie Subra, en l’occurrence, jeune-femme de 18 ans, travaillant dans le prêt-à-porter, qui draguait des messieurs qu’elle croyait aisés et les faisait tuer par des complices pour les détrousser). Fable pour le moins éloquente sur l’ère du vide contemporaine et sur le « puérilisme » de la société marchande de masse. Ce livre surprit aussi le « milieu » dit littéraire et m’attira, au sein même de ma maison d’édition, des réactions haineuses qui nuisirent à sa bonne commercialisation. S’intéresser à des shampouineuses ou à des marchandes de tee-shirts, on trouvait ça « vulgaire ». C’était une époque étrange où les éditeurs, qui portaient souvent aussi la casquette d’écrivain, avaient des états d’âme. Et pouvaient agir contre les intérêts financiers bien compris de la maison qui les employait, conflits d’intérêt oblige. L’achat par un cinéaste et non des moindres, Bertrand Tavernier, des droits de l’Appât et la mise à l’écran du film qui obtint l’Ours d’or à Berlin (1995) ne calma pas les jappements de mes calomniateurs. Cependant Tavernier m’écrivit sur le « bon souvenir » que lui avait laissé notre collaboration : « un souvenir formidable ». Et il conclut ce mot par « Continuez à éclairer la vie ». Vingt ans plus tard, le même Tavernier, au l’Institut Lumière à Lyon, où il participait à un débat, fut agressé par une dame patronnesse de France Culture, et non des moindres, parce qu’il « osait » apprécier mon livre Tout, tout de suite (2011), un autre fait divers, l’affaire Ilan Halimi. Il lui répondit : « Vous devez être très intelligente et moi très bête parce que j’aime beaucoup Tout, tout de suite ». En général mes livres portant sur des faits sociaux furent mieux compris par des ethnologues comme Jean Malaurie ou Claude Lévi-Strauss, des sociologues comme Edgar Morin, des historiens comme Mona Ozouf ou le sinologue Simon Leys (sans compter le nombreux public bien sûr) que par les apparatchiks du « milieu » littéraire qui en sont restés pour beaucoup aux conceptions formalistes ou minimalistes du roman, si désuètes désormais. Mais de bons romanciers apprécièrent ma démarche intellectuelle : Milan Kundera m’invita à déjeuner après la sortie du film l’Appât. Déçu par l’adaptation d’un de ses livres à l’écran, il voulait savoir ce que je pensais de celui de Tavernier. C’était en 1995. Je n’ai plus revu Kundera depuis, quoique j’aie reçu de lui quelques petits mots au sujet des livres que je lui envoyais. J’aurais bien aimé savoir pourquoi il m’a confié, dans une carte postale, que mon livre sur les gauchistes des seventies, Ils ont tué Pierre Overney, lui avait « beaucoup appris ». J’imagine qu’il dut apprécier mon analyse de l’instrumentalisation des « terroristes maos » (dont feu Glucksmann !) contre les communistes et l’union de la gauche (Overney, militant de la Gauche prolétarienne, est mort en 1972 d’une balle tirée par un gardien de l’usine Renault-Billancourt). Il ne me semble pas que l’avenir radieux du Capitalisme ait beaucoup plus enchanté Kundera que celui du Communisme. Ce qui le démarque très clairement de personnages comme l’ « étasunien » Vaclav Havel. Cornelius Castoriadis lui aussi m’écrivit au sujet de l’Appât « excellente monographie microsociologique qui se lit d’un trait ». Il me conseilla, lorsque nous nous rencontrâmes, d’aller voir un film qui lui semblait traiter du même problème : Shortcuts de Robert Altman. Ou la modernité vue au ras des pâquerettes de sa prosaïque quotidienneté. Castoriadis, bien évidemment, ne pouvait pas ne pas être sensible aux présupposés intellectuels de récits apparemment simples comme l’Appât.

En 1984, en même temps qu’à Lévi-Strauss j’avais envoyé mon livre, La Dérive des continents, à Guy Debord, que je ne connaissais pas. Mais le situationnisme m’avait séduit quand j’étais étudiant à la fin des sixties, et j’avais rencontré alors, parce que je m’intéressais à l’Asie, le sinologue attitré de l’IS René Viénet. Ce ne fut pas une agréable surprise quand je reçus une réponse de Debord : mais quatre ans plus tard, en 1988. Il m’envoyait en même temps son livre Commentaires sur la société du spectacle, avec cette dédicace : « Relisant votre Dérive des continents : belle découverte ce « Passage du sud-ouest » qui ouvre un accès à la véritable Méditerranée, partout ailleurs prise dans les glaces de l’époque ». Il faisait allusion au côté « latino » du livre et au personnage central du roman, une prostituée du port de Vera Cruz, mélange de la Traviata et de Carmen. Nous nous sommes rencontrés à cette occasion, dans un bar à vin de la rue du Bac, et sans doute nous sommes nous bourrés la gueule une bonne dizaine de fois ensemble. Ça ne l’empêchait pas de lire, au demeurant. Il m’écrivit nombre de lettres où il parle, et parfois fait une analyse approfondie de certains de mes écrits comme le Souverain Poncif (Balland 1987), texte expérimental composé uniquement de lieux communs de fond et de forme . Il y vit une sorte d’ossification du langage par sa marchandisation, déjà repérée par Flaubert au 19ème siècle, et par Léon Bloy. J’en aurais signifié une nouvelle étape. On trouvera toutes ses lettres dans le tome 7 de sa Correspondance, chez Fayard. Il écrit entre autres : « J’ai lu tout de suite, et avec beaucoup de plaisir, Le Souverain Poncif. L’époque y est vraiment traitée comme elle le mérite. Il y a là un terrible vertige qui rappelle, plus que le dictionnaire de Flaubert, un des meilleurs Swift, l’Irréfutable essai sur les facultés de l’âme ». Il a apprécié aussi mon roman Outremer, qui porte sur mon enfance à Alger, pendant la guerre d’indépendance. J’étais déchiré alors, dès les barboteuses, entre un père juif sépharade et une mère bretonne catholique antisémite, double féminin du Louis-Ferdinand Céline de Bagatelle pour un massacre. Mon enfance baignée par les affrontements entre les forces armées françaises et les révolutionnaires algériens, fut donc une sorte d’apothéose de la vieille sanglante farce des monothéismes judéo-christiano-islamique. « J’ai lu d’une traite Outremer, m’écrit-il... C’est, jusqu’ici, la pièce maitresse de votre légende ; tous les détails épars dans les autres fragments du cycle y prennent leur sens, ou au moins paraissent à partir de là nécessaires : c’est un effet de votre art. Quoique les pages très drôles abondent dans cette sorte de psychanalyse historique, il me semble que l’impression durable qu’elle laisse est triste comme notre époque »... Debord, quand je l’ai fréquenté à la fin des années 80, était dans un état physique et moral crépusculaire, traversé, par instants, d’éclairs géniaux de lucidité. J’étais tout à fait persuadé, vu son état (il ressemblait sur la fin à un Coluche couperosé par le pinard) et connaissant ses échanges épistolaires violents avec ses amis divers situs ou pas, que notre relation tournerait au vinaigre. La dernière lettre qu’il m’envoya, peu a vant sa mort, au début des années 90, est tout à fait délirante. Il y évoque entre autres mon roman Pour la plus grande gloire de dieu, (qui, je le rappelle, retrace l’expédition des mousquetaires de louis XIV au Siam à la fin du 17ème siècle) affirmant que ces faits n’ont jamais existé et que les archives auxquelles je me réfère, dans ma bibliographie, n’existent pas non plus. Allant jusqu’à préciser que si ces archives eussent existé je ne les ne les eusse pas trouvées, comme je le prétendais, au quai d’Orsay, à la Bibliothèque nationale, aux Archives nationales, ou aux Missions étrangères rue du Bac mais... au musée de la Marine. J’avais fréquenté ces archives pendant dix ans... Cette lettre exprimait le naufrage d’un homme. Je ne dis pas cela pour nuire à sa mémoire tout au contraire, mais pour en marquer la dimension tragique. Baudelaire ne finit-il pas semblablement ?

Le temps a passé, les pages sont tournées. De nous ne resteront bientôt que nos livres rédigés dans un langage qui paraitra sans doute illisible aux prochaines générations (« nées du Spectacle » comme disait Debord) ; ces lettres aussi ; nos « archives ». Et ces émissions de radio ou de télévision comme Apostrophes dont les images m’ont paru si vieillies, quand je les ai revues récemment, autant que j’ai vieilli sans doute, et où j’apparais pour jamais si mélancoliquement jeune.


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