Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE par l’Orient le jour

mercredi 23 septembre 2015.

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2015-09 / NUMÉRO 111 RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS CHERCHER SUR LE SITE PDF Édito En Une Sommaire

Entretien Morgan Sportès  : autopsie de la barbarie moderne L’affaire Ilan Halimi - l’assassinat, en 2006, d’un jeune juif par le «  gang des barbares  » - a inspiré à Morgan Sportès son dernier roman Tout, tout de suite. Entretien avec cet écrivain au vaste talent littéraire qui excelle autant dans la veine autobiographique, dans le domaine asiatique que dans les autopsies sociopolitiques.

Par Georgia Makhlouf 2011 - 09

Né en 1947 à Alger, d’une mère catholique bretonne et d’un père juif algérien, Morgan Sportès commence à écrire à l’âge de 12 ans sur la Remington portable de son père, et cela lui permet de continuer à tenir debout lorsque sa mère sombre dans une folie paranoïaque qui s’accompagne de violents délires antisémites. Il arrive à Paris à l’âge de 16 ans, après l’indépendance de l’Algérie, et il portera longtemps comme un fardeau ses identités multiples, contradictoires et souvent douloureuses. Après des études de littérature et d’histoire à la Sorbonne, il part en Thaïlande comme enseignant dans les années 70. On est encore en pleine guerre du Vietnam. Cette expérience et les errements qui l’accompagnent seront relatés dans Siam, son premier livre paru en 1982. Il n’a pas cessé d’écrire depuis, une vingtaine de romans traduits dans de nombreuses langues, mais il doit sans doute à son tempérament provocateur et à son ironie mordante de n’avoir jamais fait partie d’aucune chapelle et de n’avoir jamais reçu aucun prix littéraire. C’est L’Appât qui le fera connaître du grand public, après que Bertrand Tavernier l’ait porté à l’écran avec succès (Ours d’or à Berlin en 1995). Il vient de publier Tout, tout de suite (Fayard), un livre inspiré par l’affaire dite du «  gang des barbares  » (2006) et qui fait étrangement écho à L’Appât. Il s’en explique avec passion et une justesse qui jamais ne renonce à la complexité.

Commençons si vous voulez bien par le titre de votre ouvrage  : Tout, tout de suite. Ce titre reçoit un double éclairage à la lecture du livre  : il s’agirait d’une citation du rappeur Booba, qui affirme  : «  Je veux tout, tout de suite  », mais également d’une référence aux théories marxistes qui soulignent à quel point le système capitaliste incite à une consommation immédiate, transforme les citoyens en consommateurs. Est-ce donc une tentative d’explication, livrée dès le titre  ?

Cette explication du comportement du meurtrier, ce n’est pas moi qui l’avance, c’est un des psychologues qui l’ont examiné qui l’a formulée. La psychopathie de Fofana, dit-il, a trouvé son équilibre dans la psychopathie de notre capitalisme à son stade actuel, capitalisme qui, contradictoirement, demande aux individus un investissement de travail à long terme et les incite en permanence à la consommation immédiate. Ce psychologue, comme Herbert Marcuse, fait le parallèle entre la folie de Fofana et la folie du monde moderne. Le drame de ces gosses, c’est qu’ils prennent à la lettre les discours de la société marchande, que ce soit dans le rap ou les slogans publicitaires. Les personnes éduquées ont du recul, elles ont des outils pour penser, elles sont capables de second degré, ce dont se montrent incapables ces petits malfrats.

Il y a dans votre livre tout à la fois le choix d’un ton neutre, sans jugement, comme si on était immergé dans le quotidien de ces jeunes, et la volonté néanmoins d’apporter des explications à travers les exergues que vous placez en début de chapitre.

Oui, mon choix ici a été de m’interdire tout jugement car cela aurait certainement affaibli mon propos. J’ai voulu écrire en me mettant à leur niveau, en m’approchant le plus possible de leur parcours et de leurs gestes, en adoptant leur vocabulaire, en restituant leurs dialogues. Ces citations en exergue apportent néanmoins un contrepoint. Elles sont une tentative d’explication non réductrice. Je donne la parole à Guy Debord, à Jaime Semprun, à Adorno ou à Hannah Arendt. L’école de Francfort avait pressenti ce qui allait se passer dans la société de masse, et son apport me paraît très éclairant.

Me mettre au niveau de ces jeunes, parvenir à parler, voire à penser comme eux, c’est-à-dire au ras des pâquerettes, cela n’a pas été facile, et même parfois carrément douloureux. Moi, c’est Proust que j’aime, ce sont les cultures classiques, et là, ce qui se passe, c’est la destruction de Proust. Nous sommes dans une époque où la vulgarité des classes dirigeantes devient apparente. Quand Patrick Le Lay affirme que le métier de TF1, c’est de vendre du temps de cerveau disponible, quand éclate l’affaire Betancourt, quand les scandales financiers se multiplient, ces gosses de banlieue veulent eux aussi leur accès à cet argent facile et aux produits de consommation. Ils veulent la même chose que ceux qu’ils voient à la télévision. Ils n’ont aucun recul, ils n’ont pas les moyens intellectuels de leur criminalité. Ce sont de petits criminels incompétents.

En 1990, vous écriviez L’Appât. Plus de vingt ans plus tard, vous revenez sur une affaire analogue, vous faites à nouveau l’autopsie d’un fait divers, semblable à bien des égards. Pourquoi cela  ? Et qu’est-ce qui a changé, ou n’a pas changé depuis 1990  ?

J’ai écrit L’Appât parce que j’y voyais un symptôme moderne. J’ai une immense admiration pour Truman Capote qui est mon maître en écriture, et De sang-froid est pour moi un modèle absolu. Capote est l’inventeur de la non-fiction novel (roman basé sur des faits réels). L’affaire dont traite Capote est éternelle  ; elle se passe en Amérique, mais elle aurait pu se passer à d’autres époques, sous d’autres cieux. L’affaire Subra, elle, est typiquement moderne. Il s’agit là de trois jeunes issus des classes moyennes qui vont vivre dix jours de folie. Ils vont faire cinq tentatives de meurtre en 10 jours. Ils tuent, ou tentent de tuer, puis ils vont en boîte. Ils sont d’un infantilisme absolu, et en même temps, ils pataugent dans le sang. On est en plein dans «  l’ère du vide  » de Baudrillard, dans l’ère du faux, dans le virtuel. Mais avec l’affaire Fofana, de nouvelles dimensions sont apparues. On est ici face à l’opposition sociologique entre Paris et la banlieue, la banlieue du chômage et du désœuvrement. Pour ces gosses, aller à Paris s’apparente à un vrai voyage alors que Bagneux n’est qu’à dix minutes. Comme au XIXe siècle, les boulevards des maréchaux, c’est la muraille de Paris. À cette première opposition se surajoute celle entre le Nord et le Sud, c’est-à-dire le phénomène de la mondialisation. Les parents de Fofana, ce sont des ouvriers agricoles analphabètes, venus de Côte d’Ivoire dans les années 70, quand Pompidou avait fait le choix de l’ouverture des frontières afin de faire venir en France une main-d’œuvre à bas coût. Ils parviennent tant bien que mal à s’intégrer. Mais aujourd’hui, les mécanismes de l’intégration sont grippés. L’Église catholique ou le Parti communiste ne fonctionnent plus comme intégrateurs. Et Fofana, lui, qui est né en France et qui est français, est un rebelle  : il en a marre de voir sa mère torcher les chiottes des autres. Il est en échec scolaire. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, l’école n’a pas joué son rôle. Ces gosses, qu’ils n’aient pas beaucoup de vocabulaire, passe encore. Mais ils n’ont aucune grammaire  ! Ils n’ont donc pas de structure, pas de logique de la pensée. Se forme donc aujourd’hui à nos portes un quart-monde, c’est-à-dire toute une partie de la population dont on n’a pas besoin, qui n’a accès à aucun travail et qui survit grâce à des allocations et de petits trafics. Se greffe enfin là-dessus le problème de la religion, de l’islam en l’occurrence, puisque dans la bande dont je parle, il y a huit convertis. Leur islam est un islam fantasmé, superficiel, comme est superficiel leur antisémitisme d’ailleurs. Peut-être y a-t-il dans leur recours à l’islam une dimension affective  : dans la misère morale, intellectuelle et matérielle qui est la leur, ils trouvent dans les familles arabes un peu de la chaleur humaine qui leur fait complètement défaut dans les familles françaises qui sont les leurs.

Travailler sur le fait divers, c’est donc pour vous observer la société de près et apprendre des choses fondamentales sur ses dysfonctionnements  ?

Oui, bien sûr. Que les faits divers soient des révélateurs de notre société, nombreux sont ceux qui l’ont dit avant moi, de Michel Foucault à Jean-Paul Sartre. Sartre était d’ailleurs un lecteur de Détective qui, à l’époque, était un journal de grande qualité avec des reportages de fond. Je pense aussi au formidable travail de l’anthropologue Georges Auclair, qui dans son livre Le Mana quotidien analyse la structure et la fonction de la chronique des faits divers. J’ai moi-même travaillé pour Détective quand j’étais étudiant et que j’avais besoin d’argent. Mais je l’ai fait de façon distanciée, avec beaucoup d’ironie.

Quelle est donc votre méthode de travail lorsque vous vous attaquez ainsi à des faits réels  ?

Il faut tout d’abord préciser que lorsque j’ai décidé d’écrire sur l’affaire Halimi, cela faisait dix ans que je travaillais sur la banlieue et que j’y passais du temps, à Bobigny notamment. J’avais déjà le projet d’écrire sur la banlieue et pour ce faire, j’avais entrepris ce voyage au bout de la nuit, cette descente au fond de la misère humaine. J’ai assisté à des dizaines de procès au tribunal de Bobigny, viols collectifs, flagrants délits et faits de délinquance en tous genres. Puis il y a eu cette sinistre affaire et j’y ai vu un symptôme plus grave encore que ce que j’avais observé jusque-là. Je suis donc allé sur les lieux où tout cela s’est passé, et ces moments ont été parfois chargés d’une très forte émotion pour moi, notamment quand j’ai découvert le bois de Sainte-Geneviève où l’on avait laissé Ilan Halimi pour mort. J’ai refait leurs itinéraires, fast-foods et cybercafés, cabines téléphoniques et caves glacées. J’ai pris des photos pour m’imprégner des atmosphères et des détails. J’ai mangé des sandwiches au Miam Miam où ils se rendaient tout le temps. J’ai parlé avec les gens du voisinage et rencontré les policiers. J’ai étudié les 8 000 pages du dossier d’instruction, ce qui me permet, au passage, de rendre hommage au formidable travail de la justice française. J’ai rencontré la juge d’instruction et pris contact avec les avocats des détenus. J’ai eu un contact épistolaire avec Fofana et un autre membre de la bande. J’ai chargé une amie avocate de rencontrer Fofana, ce qu’elle a pu faire pendant quatre heures avant de m’en faire le compte-rendu détaillé. Ce travail préliminaire représente deux années entières de boulot. Mais finalement, c’est toujours ainsi que je procède et pour écrire Pour la plus grande gloire de Dieu par exemple, je n’ai pas procédé différemment. J’y ai consacré dix ans. Là, j’ai dû lire les 20 000 pages d’un manuscrit écrit à la plume d’oie afin de comprendre cette tentative de Louis XIV de mettre la main sur le Siam, c’est-à-dire sur l’actuelle Thaïlande. Quel que soit mon sujet, je passe toujours énormément de temps à me documenter, à m’en imprégner, à rencontrer les protagonistes, à aller sur les lieux quand bien même ils sont lointains.

Sur cette affaire Halimi, vous avez tout à la fois récusé le terme de «  gang des barbares  » et apporté, au fil de votre livre, un certain nombre de réflexions sur cette notion de barbarie. Qu’en est-il  ?

L’expression a été forgée par les médias. Elle a d’ailleurs mis tout le monde dans le même sac, ce qui était impropre puisque les responsabilités des uns et des autres étaient très différentes. Si par le terme «  barbare  », on veut faire référence à la cruauté des comportements, c’est justifié, car Fofana est en effet un psychopathe cruel. Mais si par ce terme on veut désigner ceux qui sont étrangers à la cité, alors c’est faux. Cette barbarie-là est née à l’intérieur de nos sociétés. Ces jeunes sont le produit de la télévision française, de l’école française. Et le mot «  gang  » qui laisse entendre un système organisé ne rend pas non plus compte de leur incompétence et de leur indigence.

Vous vous êtes interdit de porter le moindre jugement. Néanmoins, il y a un fil noir d’ironie qui parcourt discrètement ce livre et qu’on retrouve aussi ailleurs dans votre œuvre, poussée parfois jusqu’à la provocation. L’ironie est-elle votre marque de fabrique  ?

Oui. Je suis un grand lecteur de Voltaire et je me sens proche de lui autant par l’exercice de cette ironie que par sa façon d’écrire là où ça fait mal. Je pense ici au Voltaire de l’affaire Calas, qui s’empare d’un fait divers tragique, sans complaisance, pour faire éclater la vérité.

Si l’on regarde l’ensemble de votre œuvre, on peut y déceler trois veines différentes me semble-t-il  : la veine autobiographique, le domaine asiatique, et ce que l’on pourrait appeler les autopsies sociopolitiques. Êtes-vous d’accord avec cette vision des choses et à quoi correspondent finalement pour vous ces territoires d’écriture  ?

Oui, il y a sans doute ces trois veines, mais il y a aussi des ponts entre elles, des liens plus ou moins apparents entre mes différents livres. J’ai écrit par exemple sur mon enfance, sur le déchirement que cela a représenté pour moi d’avoir un père juif algérien, absent, et une mère catholique, bretonne et antisémite, qui a fini par sombrer dans la folie. Avoir écrit là-dessus me permet de comprendre ces gosses de banlieue et leurs contradictions, leurs difficultés à s’intégrer, à penser leurs identités multiples. Le métissage, c’est bien beau, mais il faut avoir accès à des outils culturels pour le penser et pour intégrer ses identités multiples. Donc écrire Outremer, faire cette plongée subjective, cela n’est pas sans lien avec le livre que je viens d’écrire.

Finalement, peut-on dire que le fil commun à vos livres, c’est l’exploration de destins individuels tels qu’ils sont traversés par les enjeux historiques  ?

Oui, certainement. Et cette imbrication des trajectoires subjectives et de l’histoire, c’était aussi le projet de Sartre dans L’Idiot de la famille.

BIBLIOGRAPHIE Tout, tout de suite de Morgan Sportès, Fayard, 2011, 370 p.

2015-09 / NUMÉRO 111


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