Morgan Sportès

RUE DU JAPON chroniqué par Marianne

La France de Rabelais contre celle des pisse-froid Rédigé par BENOÎT DUTEURTRE le Lundi 25 Janvier 1999 La plume vive, insolente et poétique de Morgan Sportès fait de son dernier livre une vraie fête.

Sa voix de stentor fait trembler les officines feutrées des lettres françaises. On a tellement pris l’habitude d’envisager le roman contemporain comme une chose triste, malingre et souvent ennuyeuse qu’on s’inquiète devant cet individu capable de vous asséner des livres de 400 pages, respirant l’énergie, l’humour, la truculence : des romans qui raniment la France rabelaisienne enterrée sous des pelletées moroses d’Annie Ernaux ou d’Agota Kristoff. « Il fait des baisemains aux princesses en leur marchant sur les pieds », disait Debussy de Stravinski. Morgan Sportès, lorsqu’il rencontre un confrère, lui tape sur l’épaule en le qualifiant de « plus grand génie du XXe siècle » -mais son regard ironique chahute les rêves littéraires alanguis. Mû par une énergie d’écrivain d’autrefois, ce jeune homme de 50 ans a pratiqué presque tous les genres : roman historique, fait divers, autobiographie, satire... Pour chaque sujet, sa plume invente une langue nouvelle : volutes baroques lorsqu’il narre l’expédition des jésuites au Siam sous le règne de Louis XIV (Pour la plus grande gloire de Dieu) ; noir et blanc de série B pour croquer la colonie française du Vietnam pendant la Seconde Guerre mondiale (Tonkinoise) ; froideur de scalpel pour analyser l’affaire Valérie Subra (Bertrand Tavernier a tiré de son roman, l’Appât, le film du même nom) ; burlesque et mélancolie pour évoquer son enfance algéroise, entre un père juif et une mère antisémite (Outremer).

Sportès construit sa comédie humaine comme un jeu de miroirs où s’entrechoquent les époques, les cultures, les classes sociales. Emule consciencieux de Flaubert, il ne rechigne pas à arpenter le terrain ni à plonger dans les archives afin de rassembler les éléments qui nourriront chaque roman. Puis il disparaît quelques mois dans les Cévennes le temps de construire, ficeler, réinventer. Ce mélange de rigueur et d’extravagance a conquis un public -même si le « milieu » reste circonspect devant cet écrivain joueur, ce marxiste averti qui expérimentait l’érotisme quand d’autres récitaient le Petit Livre rouge.

Les situationnistes rêvaient d’inventer des « situations ». Sportès a choisi de vivre son dernier livre comme on façonne une histoire, d’en créer les chapitres au jour le jour, avec la complicité de Tamako, une japonaise de 30 ans. Rue du Japon, Paris * relate leur périple amoureux. Dans le Paris des touristes et des parkings, deux personnages décident de retrouver la beauté d’une ville : celle des poètes, de la dérive, des vieux quartiers. Ils s’inventent d’incroyables ébats érotiques arrosés de vins et de fruits écrasés, des après-midi sensuels et loufoques. Une écriture vive, insolente et poétique nous conduit d’étreintes en promenades- les commentaires de Tamako jetant sur chaque épisode le regard décalé de l’Orient sur l’Occident. Comme pour abolir la fuite du temps, cette aventure joyeuse semble ressusciter la ville disparue où Hemingway, cinquante ans plus tôt, signait : Paris est une fête.