Morgan Sportès

Pour la plus grande gloire de dieu (article du Gavroche, Bangkok, 2007)

Morgan Sportès, la mémoire du Siam Entre autres romans à succès, l’écrivain français Morgan Sportès est l’auteur du flamboyant « Pour la plus grande gloire de Dieu » (traduit en thaï par Kanika Chansang) dans lequel il met en scène les tumultueuses relations franco-siamoises au 17ème siècle. De passage à Bangkok en septembre dernier, il a bien voulu répondre à nos questions.

[Photo : Patrick Swirc/Grasset]

Gavroche : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’histoire du Siam et plus particulièrement à l’épisode des envoyés de Louis XIV ? Morgan Sportès : C’est le paradoxe. L’idée de ces ambassadeurs « grand siècle » emperruqués, enrubannés, poudrés, fondant comme motte de beurre sous le soleil du Siam, l’idée de cette « rencontre » (quasi surréaliste) entre le baroque louisquatorzien, et le baroque de la Cour du roi Naraï. Imaginer un mousquetaire emplumé, émule de d’Artagnan, à l’ombre des cocotiers, trainant sa rapière dans les marchés grouillants et colorés de Lopburi ou Ayuthya, courtisant une jolie fille en sarong, à demi nue, aux dents laquées de noir, et se retrouvant nez à nez, si je puis dire, avec un éléphant caparaçonné d’or. L’idée est donc, tout d’abord, esthétique... belle et bouffonne. Les petits enfants de Descartes (« je pense donc je sue » dit un de mes personnages) sous les tropiques...

Il y avait là, pour un artiste, une belle matière, de belles couleurs à la Gauguin, et de beaux malentendus bien sûr, à explorer : dans leurs dimensions comique, tragique.

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Voilà une belle idée (j’ai sans doute eu connaissance de cette aventure des Français au Siam dès mon premier séjour dans le pays, en 1973 : j’avais 23 ans), et ce n’est qu’en 1990 qu’a été publié mon roman « Pour la plus grande gloire de Dieu ». Entre temps il m’a fallu mûrir (il faut une certaine maturité d’esprit pour s’attaquer à un sujet historique aussi complexe) et beaucoup travailler. Mais c’est sans doute le choc qu’a reçu le jeune homme que je fus, en débarquant à Bangkok il y a trente cinq ans, n’ayant jamais mis les pieds en Asie, qui a permis l’écriture du livre. Mon expérience personnelle, charnelle, du pays. Toutes les sottises qu’ont pu commettre les jeunes mousquetaires du Roi Soleil jadis, je les ai commises naguères. J’ai écrit aussi en connaissance de cause. Mais il m’a fallu lire, par ailleurs, lire énormément. J’ai lu l’ensemble des écrits de l’époque concernant cette affaire, ce qui représente des milliers de pages, imprimées ou manuscrites.

Gavroche : Où avez-vous trouvé les sources ? Êtes-vous venu sur place, sur les lieux mêmes où se déroulent les faits ? Morgan Sportès : Les sources on les trouve d’abord à la Bibliothèque nationale, puis aux Archives nationales, aux Archives du Quai d’Orsay, aux archives des Missions étrangères, rue du Bac, Paris. Quand on commence à vraiment raffiner, on se fait envoyer des microfilms des bibliothèques étrangères. La Bibliothèque de la Haye a de fort intéressants documents sur le Siam... Quand on commence à lire ce fatras, on n’y comprend rien. Qu’est-ce que viennent faire ces Français au Siam ? Protéger le roi Naraï contre les appétits des Hollandais tout puissants en Asie ? Ou renverser le roi de Siam pour mettre sur le trône son premier ministre, l’aventurier grec Phaulkon ? Christianiser et coloniser les Indes ?

Comprendre quelque chose là-dedans est fort difficile : car tout le monde ment. Ça n’est qu’en confrontant les témoignages des différents partis en présence, qu’on commence, comme un juge d’instruction, à se faire une idée de la vérité. Mais ces partis sont multiples : Français, Hollandais, Anglais, Portugais, Persans etc., s’entredéchirent. Ces rivalités nationales se doublent de rivalités religieuses : catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes etc. Chaque nation, ou chaque religion pouvant connaître elle aussi des divisions : ainsi les jésuites français (obéissant à Louis XIV) s’opposent aux pères des Missions étrangères (qui relèvent en principe du Pape), ainsi les catholiques français voient-ils s’opposer à eux les protestants français du Siam qui prennent le parti des Hollandais eux-mêmes protestants. Etc ! Un vrai panier de crabes !...

C’était émouvant de tourner les pages de ces antiques manuscrits, empoussiérées, jaunies, craquelantes (parfois un morceau de manuscrit tombait en poudres entre mes doigts, emportant un pan de la mémoire de ces temps), de redonner vie en les lisant à ces faits ensevelis, de leur redonner sang, odeur, chaleur en les remettant en scène dans un roman. Miracle de la littérature...

Aidé de cartes de l’époque, j’ai arpenté les lieux qu’avaient arpentés les mousquetaires français, à Bangkok, à Ayuthya, à Lopburi surtout où on trouve encore des ruines d’architecture française du 17ème siècle, et même à Pondichéry où se sont réfugiées les troupes françaises en déroute, à la fin de cette épopée. J’ai fait mon petit Flaubert réinventant Carthage.

Gavroche : Pour la plus grande gloire de Dieu : "Ad Majorem Dei Gloriam" est la devise des jésuites, énoncée par Ignace de Loyola, le fondateur de cet ordre religieux. Faut-il voir dans ce titre un brin de malice ou d’ironie de votre part ? Morgan Sportès : De l’ironie ? Sans doute... Mais j’ai aimé aussi la sonorité de ce titre, on y retrouve toutes les somptuosités du baroque louisquatorzien. J’ai l’impression d’y entendre retentir les fanfares de Lully. Contrairement à leur réputation, les jésuites ne se sont pas montrés très malins dans cette affaire du Siam à laquelle, comme on peut s’en rendre compte en lisant mon livre, ils n’ont rien compris. Ils sont les principaux responsables de l’échec des Français alors...

Gavroche : Votre roman a été traduit en thaï et commercialisé en Thaïlande il y a quelques mois. Vous venez d’y effectuer un séjour, avez-vous eu des réactions du lectorat thaïlandais ? Comment le livre a-t-il été accueilli ? Morgan Sportès : L’accueil par les médias, mais surtout par le public a été superbe, chaleureux, il faut dire que mon éditeur, Matichon, a fait un très beau boulot. Cela a été pour moi une satisfaction intellectuelle extrême que tout ce travail que j’ai mis en branle pour écrire mon livre, ait pu, réélaboré par la très belle traduction de Kanika Chansang, être apprécié par des lecteurs appartenant à un monde, une culture, une sensibilité si différents de la nôtre. C’est un grand bond anthropologique ! Je puis dire qu’être lu par des Thaïlandais me fait plus de plaisir que d’être lu par des Français, à cause justement de ce grand bond que cela représente, ce grand numéro d’acrobatie culturelle. Je crois que la plus jolie chose qu’on m’ait dite sur le livre, avec un beau sourire l’accompagnant, c’était le mot : SANUK ! (C’est drôle !). Aussi complexe soit cette intrigue politique, ce que j’espère en effet c’est qu’on s’y amuse, qu’on s’amuse à la lire autant que je me suis amusé moi-même à l’écrire.

Gavroche : Comment le livre a-t-il été accueilli en France et dans les autres pays francophones ? Morgan Sportès : J’ai eu une très belle presse en France ! Et le livre s’est bien vendu.

Gavroche : A-t-il été traduit en d’autres langues que le siamois ? Morgan Sportès : En espagnol ! Logique, la patrie des jésuites.

Gavroche : Voyez-vous aujourd’hui des traces (culturelles ou autres) de la présence française en Thaïlande ? Morgan Sportès : Français et Thaïlandais se sont toujours regardés, me semble-t-il, en chiens de faïence. Nos rapports ont toujours été conflictuels. Fort heureusement, les Thaïlandais ont échappé - miraculeusement - à toute domination coloniale. Cela leur a évité le destin tragique de leurs voisins indochinois.

Des traces ?... architecturales, à Lopburi par exemple. Et puis il y a les livres, tous ces livres écrits depuis le 17ème siècle. Mon roman fait partie du lot... Lui aussi s’en ira dormir sur les rayons empoussiérés de la BNF... Il y a aussi les peintures murales des temples siamois, où les occidentaux sont la plupart du temps représentés de façon caricaturale, comique, avec de gros pifs et d’énormes phallus, dans les rangs du démon Mara (l’archétype du diable pour les bouddhistes). J’ai écrit un livre iconographique sur la représentation des farangs dans les peintures murales : « Ombres Siamoises », en 1995.

Gavroche : Quelles sont vos raisons personnelles de revenir en Thaïlande ? Y avez-vous des amis, y a-t-il des villes ou des lieux auxquels vous êtes particulièrement attaché ? Morgan Sportès : Oui, j’y ai des amis de longue, de très longue date. J’y ai vécu des évènements tragiques : les fusillades d’octobre 73, les arrières de la guerre du Vietnam, toutes les secrètes et sanglantes manipulations de la guerre froide dont l’histoire reste encore à faire.

Gavroche : Préparez-vous un autre ouvrage dont la Thaïlande serait le décor ? Morgan Sportès : Cela viendra un jour, j’ai quelques idées.

Gavroche : Qu’est-ce qui caractérise le mieux la Thaïlande à vos yeux ? Morgan Sportès : Une beauté baroque et chaleureuse, faite des horreurs de certains aspects de la modernité, et de la persistance du monde ancien. Bangkok en est le symbole où les grandes surfaces, Tesco Lotus etc., côtoient des marchés traditionnels dignes du pinceau de Brueghel, ou les rizières... Paradoxes !

Propos recueillis par Raymond Vergé


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