Morgan Sportès

RUE DU JAPON (les premiers chapitres du roman édité au Seuil)

premiers chapitres de Rue du Japon

RUE DU JAPON, PARIS...

1_

Les fleurs de cerisier En tombant m’ont égaré Et fait oublier le chemin de la maison . (Période de Heian, anonyme)

PRINTEMPS, 24 avril...

Moins d’un an plus tard nous revenions sur nos pas, piétinant les ombres mauves et fragiles des marronniers du Luxembourg. Nous dépassions l’édifice de l’Orangerie __devant lequel une dizaine de vieux messieurs, torse nu, se faisaient bronzer (..."Des petits vieux, des petits vieux, s’exclama-t-elle, c’est pour moi !"), nous laissions derrière nous le Sénat. A hauteur de la fontaine Médicis nous fîmes halte. C’est là, affirma-t-elle, que je lui avais dit, pour la première fois : "Je voudrais voir Paris à travers vos yeux". Je répliquai que c’était "un peu avant", à mon souvenir, en entrant dans le jardin ou peut-être même sur le boulevard Saint-Michel que nous avions redescendu après un déjeuner à la Closerie des Lilas. Elle campa sur ses positions, c’était là et pas ailleurs ! Ainsi, telles ces figures fantomatiques de Verlaine évoquant dans "un parc solitaire et glacé" les ombres de leurs "amours anciennes", ressuscitions nous, dans le tiède soleil du printemps, les prémisses de nos amours nouvelles : les passant en revue, avec une minutie maniaque, les analysant comme un policier pèse chaque virgule du procès-verbal qu’il doit remettre au juge, comme un moribond pourpense chacun des termes de son testament avant de plonger au néant. Les arbres avaient retrouvé leur feuillage, les pelouses leurs fleurs ; le monstrueux cyclope de bronze vert ornementant la fontaine continuait de guetter, du haut de son roc moussu, le couple d’amants en marbre blanc qui, nus, s’étreignaient infiniment à ses pieds : le berger Acis donnait un dernier baiser à la nymphe Galatée avant d’être écrasé par le géant Polyphème. Je m’étais fait plus pressant, dis-je, vous demandant si vous viendriez bientôt chez moi ; vous m’avez répondu, embarrassée : "Je suis avec quelqu’un" ; "je me suis exclamé, ironique, mais ça ne fait rien...et puis je suis très discret" ; à quoi vous avez rétorqué, faussement outragée : "Oh vous, les Français...Moi ça me fait quelque chose !".

Paris et le jardin du Luxembourg ressemblaient à un décors de théâtre où une jolie Japonaise, aux cheveux très courts plaqués en arrière, comme par de la cire, et tout luisants de reflets bleutés, donnait la réplique à un faune français plus que quadragénaire qui avait revêtu, sans doute pour dissimuler ses pattes de bouc et ses poils, mon pantalon de flanelle grise et ma veste à chevrons. __J’étais accoudé comme ça, dis-je, posant démonstrativement mon avant-bras droit sur le rebord d’une énorme vasque en pierre dressée sur le devant du bassin rectangulaire de la fontaine. Je vous ai fait remarquer__signe prémonitoire peut-être ?__ cet étrange trompe-l’oeil architectural qui donnait l’illusion que la surface de l’eau allait en s’inclinant doucement de la vasque jusqu’aux pieds des sculptures (alors que c’était les murets longeant chaque côté du bassin qui, imperceptiblement, s’élevaient dans la même direction)... Je portais un costume de toile beige. Il faisait très chaud, c’était presque l’été. Le 15 juin je crois... __Non, le 14 ! __Je vérifierai dans mes carnets...Pour avoir les mains libres et mieux vous enlacer (c’est à peine si vous m’aviez laissé vous voler un baiser au cou) j’avais relégué dans la vasque une revue achetée le matin même : un exemplaire de Communisme consacré à l’histoire du Komintern. Vous portiez une veste mauve et un chemisier fendu sur le devant. Pendant tout le déjeuner, à la Closerie, j’avais épié cette fente y dérobant par instants, la vision furtive et tronquée d’un sein. C’était de la provoc ?

Nous avançâmes le long du bassin en direction des sculptures . __Il y a des amoureux déjà, dit-elle, montrant un jeune couple qui __ faisant écho à Acis et Galatée __s’embrassait sur des chaises de fer. Je la pris en photo, de profil, se silhouettant devant les amants de marbre : son nez, légèrement recourbé vers le bas, ses grosses oreilles, sa bouche épanouie, rose, le coin interne de ses yeux, pointu et crochu, l’assimilaient, par delà le temps et les modes, aux canons immuables de la beauté classique nipponne fixée par les estampes. C’était un Hokusaï en ciré noir Yves Saint-Laurent.

La fontaine Médicis n’avait été qu’une escale, la plus nostalgique peut-être, dans ce pèlerinage amoureux. Nous avions commencé celui-ci une heure plus tôt, au bar de l’hôtel Lutetia __là même où, un an auparavant jour pour jour, nous avions eu notre premier rendez-vous. Ne fallait-il pas en célébrer in situ l’anniversaire ? L’idée venait d’elle je crois. Elle m’avait téléphoné la veille, de retour d’un voyage à Tokyo, pour m’en faire la proposition. Entrant dans le jeu, et afin de donner plus de magique ressemblance à la scène, je proposai qu’on s’habille comme alors, elle avec son tailleur marron Kenzo, moi avec ma veste en tweed vert. Mais il faisait trop chaud pour le tweed et son Kenzo était au pressing. __On prendra en tout cas les mêmes consommations, dis-je, moi un Perrier et vous un crème. __Le Perrier c’est moi qui l’ai pris, lança sa voix dans l’écouteur, c’est écrit dans mon journal intime. Vous vous avez bu du vin. __Impossible, protestai-je (et je disgressai sur l’extrême fragilité des témoignages humains). D’ailleurs j’ai conservé dans mes archives le ticket de caisse en date du 24 avril 1996 : Bar du Lutetia, un crème, un Perrier, 102 francs, service compris. C’est une irréfutable pièce à conviction. __J’apporterai mon journal, rétorqua son imperturbable voix.

Le premier rendez-vous avait eu lieu à 17h. Nous dûmes fixer sa commémoration à 15h : elle n’était pas libre en fin d’après-midi. Toujours dans mon souci de précise reconstitution historique, je comptais arriver un peu en retard afin, comme alors, de la trouver déjà installée à une table du bar... C’est aussi vers 15h10 que je poussai la porte à tambour vitrée de l’hôtel. Je tombai immédiatement sur elle, dans le hall, avec ses immanquables cheveux gominés, son ciré noir, ses bottes noires et d’inénarrables bas à résilles, noirs eux aussi ("Parce que ça fait pute, me dirait-elle plus tard, en ce moment, au Japon, toutes les filles en portent !"). Elle semblait émue de me voir. Quant à moi je mimai la mine renfrognée d’un metteur en scène dont les caprices de l’actrice principale contrarient sans cesse les plans. __Pourquoi avoir attendu dans le hall ? C’est au bar que vous deviez vous trouver... Nous nous y rendîmes, par une galerie marchande ornée de vitrines où étaient exposés des produits de marque, parfums et foulards Dior, Chanel et autres. En entrant dans le bar nous fûmes un instant perplexes : à quelle table s’était-elle installée l’an passé ? Nous avions le choix, la salle était quasi vide. Elle opta pour une table d’angle et s’assit sur un fauteuil en velours roux genre 1925, juste en dessous d’une lampe-applique accrochée au mur, qui diffusait une lumière tiède et tamisée. Dans cet environnement très avant-guerre, tout en clair-obscur, en boiseries, en velours, avec sa coiffure, pareille à un casque de cuir, qui me rappelait une photo fameuse de Man Ray (on y voit un visage de femme blanche, aux cheveux brillantinés, s’accoler à la face ébène d’un masque nègre) elle faisait comme partie des meubles __du décors dont elle semblait une secrète harmonieuse émanation.

Je l’abandonnai à sa table, sans donner la moindre explication, et, tel un acteur scrupuleux qui, au cours d’une répétition, reprend depuis le début un jeu de scène mal interprété, je ressortis du bar par la porte de la galerie marchande, afin d’y pénétrer à nouveau, via le hall, par la porte du grand salon. C’était cette issue en effet que j’avais franchie originellement... L’air faussement nonchalant, je posai le pied sur le seuil du bar. Avant d’y faire mon entrée, mon authentique entrée, je jetai à l’intérieur un regard circulaire... Comme la première fois une seule asiatique s’y trouvait, et c’était avec une asiatique, dont j’ignorais tout alors ( à peine nous étions nous parlé trois minutes au téléphone après avoir été mis en contact par une amie) que j’avais pris ce rendez-vous. Il ne m’avait pas été difficile aussi de l’identifier. Seuls surgissaient de l’obscure encoignure où elle s’était exilée, son buste bien droit, élancé (elle était assez grande) et le masque de son visage que mordoraient les lumières douces du bar. Je l’avais dès l’abord trouvée belle. Et __comme si la distanciation théâtrale de la nostalgique comédie à laquelle nous nous livrâmes un an plus tard, me l’eût rendue à nouveau étrangère __ je fus frappé derechef, avec plus d’intensité même, par sa beauté et l’élégance de son port. J’avais esquissé deux pas vers sa table. J’en esquissai deux. Pour l’aborder j’avais dit, et je dis : __Mademoiselle... M’interrompant et se levant de son siège,elle m’avait dit et me dit : __Monsieur.... Nous avions prononcé nos noms. Nous nous serrâmes cérémonieusement la main, comme nous nous l’étions serrée, et, mettant un terme à cette première phase de notre marivaudage, nous éclatâmes de rire. __Un an déjà, dit-elle tendrement, c’est bien. Il faudrait qu’on se retrouve ici chaque année. Je la regardai un instant avec tendresse puis, me grimant d’un petit air sadique, je lançai : __Pas question. Notre histoire commencée au printemps doit s’achever au printemps ! Le contrat a été rempli. Nous sommes au dernier chapitre. Il ne nous reste plus, pour conclure, qu’à passer, comme prévu, une ultime nuit à l’hôtel Terminus ! Après, hop, on n’en parle plus, je vous licencie ! ... Troquant sa voix habituellement grave contre un petit ton flûté d’écolière larmoyante à qui a été promise une terrible punition, elle implora : __Oh, non non, pas l’hôtel Terminus, pas le Terminus, je vous en prie, ou bien ce sera simplement pour marquer la fin du premier tome, non, du premier chapitre, non...de la préface ! __On fera le second tome si le premier est un best-seller, rétorquai-je impératif. C’est moi alors qui viendrai à quatre pattes vous chercher. De toutes façons il doit y avoir une bonne dizaine de Terminus à Paris. J’en connais au moins deux, le Terminus gare de Lyon et le Terminus est. On peut toujours en utiliser un ! Il n’en manquera pas s’il nous faut achever d’autres volumes ! Et puis de quoi vous plaignez-vous ; Vous aurez 30% de droits d’auteur...sur la version en langue japonaise. __Vous aviez dit 50%, répliqua-t-elle avec une soudaine pragmatique sécheresse. __C’est bon, 50%, concédai-je. Et , maquignon, j’ajoutai : __Mais vous assumerez les frais de représentation. Je souris. Elle sourit. Le jeu reprenait __s’il avait jamais cessé .

Je sortis d’une poche de ma veste à chevrons un carnet rouge qui contenait les pages de mon journal intime concernant le début de notre liaison. Je le plaçai sur la table, ouvert au premier feuillet. Aussitôt, comme on dégaine une arme parce qu’on l’a vu faire à son adversaire, elle tira de son sac (Hermès) son propre carnet qu’elle posa devant elle, ouvert lui aussi, à côté du mien, et non loin de la bouteille de Perrier qu’elle avait commandée. __Parce que c’est bien du Perrier que j’ai bu l’an passé, dit-elle, pas un crème comme vous l’avez affirmé au téléphone. Je hélai le garçon et commandai moi-même un Perrier. __Et pas un verre de vin, dis-je ! Le vin c’est aux Deux Magots que j’en ai bu, lors de notre seconde rencontre. Elle haussa vaguement les épaules. Et ce fut chose étrange et belle que de contempler ces carnets, de taille similaire, côte à côte, tête-bêche si l’on peut dire, le sien, que je voyais à l’envers, tout couvert d’idéogrammes noirs joliment calligraphiés ; le mien, placé à l’endroit, zébré de gribouillis bleus, et rouges parfois, en caractères latins. On eût dit deux projections de nous-mêmes, deux amants de papier et de signes qui, inconscients de l’obscénité de leurs ébats, s’accouplaient là, en public, sur une table de bar.

C’est ce même 24 avril qu’elle commença de me traduire ses carnets et que je lui fis lecture des miens (elle parlait ma langue, j’ignorais la sienne). Elle dictait en français sa version de telle ou telle scène que je notais, quand je ne l’enregistrais pas sur un Dictaphone portable ; puis, prenant le relais, je lui lisai ma version de la même scène, de sorte que nous pouvions confronter nos témoignages. Cet exercice, qui s’étendrait sur plusieurs semaines, n’était pas linéaire. Régulièrement nous nous interrompions pour avoir plus de détails, d’explications. Nous glosions sur une anecdote, argumentions sur une zone d’ombre psychologique, nous lançant ici dans un brusque flash-back, là dans d’intempestives anticipations. Une violente querelle, soudain, pouvait éclater, quand se montraient au grand jour certains aspects jusque là restés cachés de notre liaison. Car, en théorie du moins, il était interdit de mentir... Ainsi cette expérience littéraire absolument originale en son genre me semble-t-il (j’ai déposé un brevet) faillit-elle s’interrompre, définitivement, par une rupture de sa part, quand elle me découvrit une aventure qu’elle n’avait pas soupçonnée. Notre travail commença au Lutetia, le 24 avril donc, se poursuivit à la Closerie des Lilas le 30 avril...Puis, de café en café, d’un quartier l’autre, de restaurant en bistrot, d’hôtel en caboulot, assis parfois au soleil sur la pelouse d’un square, parfois sur les quais de la Seine, les pieds pendant au dessus de l’eau, souvent dans mon appartement du boulevard Richard Lenoir, entre deux étreintes, nous continuâmes cette relation à deux voix de nos amours, y ajoutant toujours __fatidiquement__ de nouveaux épisodes, puisque la journée même que nous consacrions à évoquer et traduire les péripéties d’une journée passée, donnerait matière, par ses péripéties supplémentaires, à de subséquentes notes qu’il nous faudrait traduire encore et commenter, et cela dans un incessant processus de boule de neige, une composition en abîme, un jeu de poupées russes ou de boites gigognes, auprès duquel les Mille et unes nuits et le Dit du Genji paraîtront aux connaisseurs un jeu d’enfant. A cette histoire de fous où vie et littérature se télescopent et s’entre-dévorent ( "J’arrête, me dit-elle un soir au téléphone, j’en peux plus, ça fait des heures que j’écris !"), ne fallait-il pas prudemment mettre un Terme, un définitif Terminus : en emprisonnant ces récits foisonnant sans cesse en récits adventices (comme la branche engendre de nouvelles branches) dans quelque solide geôle de papier, dans un livre, un roman sur la dernière page duquel figurerait, pour l’éternité et par delà notre mort même, l’infini du mot FIN ?

2_

Au printemps Chantent les oiseaux Toutes choses se renouvellent Moi seul vieillis. ( Période de Heian, anonyme) Fin avril...

Lorsque je la rencontrai, cela faisait plus de six mois que je travaillais__ particulièrement à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu __ sur les années trente, comptant rédiger un jour un roman retraçant les activités des agents chargés par Staline de manipuler les intellectuels européens... C’est ce qui m’incitait d’ailleurs à fréquenter les bars des grands hôtels et les brasseries de Montparnasse. Mes pas y croisaient ceux, effacés, de Gide ,Malraux, Aragon, de Shoenberg en exil, de Klaus Mann, Kurt Weil, Brecht et tant d’autres... Compulsant les archives et accumulant notes sur notes, j’avais l’impression de m’enliser toujours un peu plus en une tâche ingrate, sans fin, alors que, tentateur, le printemps déjà éclaboussait Paris refleuri d’une lumière neuve, savoureuse. Dans la somptueuse salle des périodiques de la B.N. (Bibliothèque nationale), sous ses colonnades élancées, ses coupoles, ses verrières, et comme protégé du monde extérieur et du Temps, par ses murailles tapissées d’antiques ouvrages à la tranche de cuir usé, je laissais défiler sur un petit écran blanc dressé devant moi, les images projetées des microfilms du Figaro, de l’Humanité ou de l’Action française d’avant-guerre : le conflit sino-japonais, les grandes purges en Union soviétique s’égrenaient sous mes yeux ...Telle une Parque, mais une moderne Parque, une Parque de l’ère technologique, je débitais ainsi, jour après jour, mois après mois, année après année, le fil du temps passé __avec son cortège de titres sensationnels, qui souvent ne faisaient plus sens pour moi, et de photographies jaunies __ tandis que, sous mes pieds, sans que j’en prisse tout à fait conscience, se dérobait simultanément, seconde après seconde, le temps présent... J’avais 48 ans ...

Désabusé, dévoré de doutes, je sortais de la Bibliothèque nationale, "pour prendre l’air", achetais, dans un mouvement mécanique et inconscient , dont je ne percevais pas l’ironie, le journal le Monde, y jetais un oeil ( il y était question d’un virus inconnu, qui frappait les bovins nourris industriellement, dit maladie de la vache folle : quel chercheur ,dans cent ans, tournerait les feuillets jaunis de ce journal ?)...et je remontais l’antique rue de Richelieu, me demandant, au spectacle de ses façades multicentenaires, si j’évoluais dans le Paris de 1936, dont je me saturais la cervelle, ou celui, irréel, de 1996 ? Au bar à vin La Vigne, accoudé au zinc, mon index artistiquement posé sur la tempe, je commandais un verre de Bourgogne et __ m’égarant dans son âpre saveur tout en étudiant le magique ballet de la serveuse blonde à l’irradiante peau diaphane à peine teintée aux joues, comme par le subreptice pinceau d’un Boucher, d’une touche rose__ je rêvais d’un autre livre, d’un livre auquel j’avais souvent pensé, sans avoir su en réaliser même l’esquisse, où il ne serait question (foin de politique et d’histoire) que d’amour et de Beauté.

La beauté elle était partout : derrière ce bar en la personne de cette tournoyante blonde serveuse, dans les rues de Paris, repeintes de soleil. Et n’était-ce pas de la beauté de Paris d’abord, d’un Paris non encore tout à fait détruit par la spéculation, que j’avais envie de parler. Jadis, avec tant de charme envoûtant, Hemingway l’avait fait dans Paris est une fête, et Scott Fitzgerald, et Rilke, et Walter Benjamin, et tant d’autres étrangers que j’avais relus dans ma veine quête des années trente. Mais ne fallait-il pas, justement __pour mieux extraire la quintessence de la beauté de Paris et de la France__être, ou se faire, étranger : Persan ? Voir et se voir "du dehors" ! J’y avais souvent songé et qu’en l’occurrence l’étranger idéal, le plus étrange des étrangers (mais qui devait appartenir à une culture aussi raffinée que la nôtre) c’était le Japonais. Connaisseur de l’Asie du sud-est, j’ignorais tout du Japon, fors sa littérature (et encore !), n’ayant jamais voulu y séjourner trop brièvement par crainte de le "gâcher". Je me le réservais, pourrait-on dire, comme on dépose en cave une bonne bouteille, remettant l’instant de la boire au jour où l’affinement du temps l’aurait portée à son optimum de saveur. Mais n’était-ce pas le moment justement de décacheter ce capiteux carafon ? Je rêvais de faire cocu Staline, Hitler et Franco (je ne les avais jamais autant méprisés ces trois là !) avec une jolie japonaise au bras de laquelle, quittant avec les bancs de la B.N. les tranchées de la guerre d’Espagne, je dériverais, touriste et esthète à la fois, dans le Paris d’aujourd’hui, du Trocadero de l’expo de... 1937 (encore ! c’est une manie !) au bâtiment en construction de la nouvelle bibliothèque nationale, vers la gare d’Austerlitz ; des médiévales tours de Notre-Dame aux ex-quartiers ouvriers de Belleville et Menilmontant. Paris __ vu à travers les yeux d’une Japonaise et, de ce fait, comme remis à neuf, dépoussiéré, distancié, théâtralisé__ redeviendrait une fête ! Mais où la trouverais-je, cette Jap, cette nouvelle Laure, cette Béatrice aux yeux bridés ? Passerais-je une petite annonce : romancier à court d’imagination cherche inspiratrice nipponne de préférence sexy ? J’avais souvent parlé autour de moi de ce projet. A une amie dijonnaise entre autres (une artiste : « Sculpteuse », comme elle se définissait elle-même ) qui servirait de déclic en cette affaire. C’est à l’instigation d’un de ses proches en effet qu’un bel après-midi d’avril 1936... euh , non, 1996, je recevrais d’une inconnue japonaise se présentant comme une traductrice, un coup de téléphone. Sa voix était assez froide, très professionnelle. J’expliquai que je ne cherchais pas de traducteur mais simplement des Japonais qui, parlant bien Français et s’intéressant à la littérature, voudraient échanger avec moi quelques idées. Elle voulut cependant me voir... Peut-on m’accuser comme, amusée ou sérieuse, elle le ferait plus tard, de préméditation ? __ Vous vous servez de moi pour écrire votre livre et puis vous me jetterez au caniveau !

Pour l’instant, installé face à elle au bar du Lutétia, c’était moi, chien pelé, qui avais l’impression d’y être, "au caniveau", d’où il m’était donné de regarder, assise le tronc bien droit, les gestes des mains lents, élégants, une princesse nipponne. Je causais, je causais, de la France, du Japon, des années trente, de Fujita, du traducteur de Malraux, Komatsu, de Richard Sorge l’espion de Staline posté à Tokyo, et puis de Paris, et puis de tout ce qui faisait la quintessence de la beauté française condamnée à plus ou moins court terme, comme toute ancienne culture d’ailleurs, au mondial laminage marchand. Crebillon, Fragonard, Watteau, Boucher étaient les noms qui, le plus souvent, revenaient dans ma bouche (dans ses carnets, dont elle me ferait lecture un an plus tard, elle écrirait laconiquement qu’elle m’avait trouvé alors très bavard). Je chantai aussi la gloire du vin dont il faudrait parvenir à parler "aussi subtilement que Kawabata d’un vase ancien ou Proust de l’étincellement de la lumière du jour sur un porte-fourchette en cristal". Elle n’avait pas lu Proust, son Français était insuffisant pour qu’elle en prenne connaissance dans le texte original. Quant aux versions japonaises "elles sentaient trop la traduction", c’était "forcé", ça ne "passait pas"... __Je me réserverai de le lire dans mes vieux jours quand je connaîtrai mieux votre langue, me dit-elle.

Cette conversation, un peu guindée __mon interlocutrice était assez distante : il semblait qu’elle portât un masque, un beau masque de cuivre sur la face __ fut interrompue par un critique littéraire avec lequel j’avais fixé un second rendez-vous. Elle me quitta. J’avais promis de lui envoyer par courrier un de mes livres. Sur sa carte, qu’elle m’avait donnée en partant (morceau de précieux papier blanc aux contours volontairement irréguliers, comme déchirés à la main) son nom était inscrit, en idéogrammes japonais au recto, en caractères latins au verso : TAMAKO. Au dessous un nom français précédé d’un prénom masculin et suivi d’une adresse, indiquait qu’elle était "avec quelqu’un" (comme elle dirait devant la fontaine Medicis) et que ce quelqu’un, chez qui elle vivait, habitait les beaux quartiers, le 16ème arrondissement, rue Raffet ...

Un livre de moi devait prochainement paraître. J’avais encore pas mal d’argent, des arriérés de droits cinématographiques, et une avance sur un roman futur... Mais quel roman ? ...Rentré dans mon trois pièces à moquette râpée du boulevard Richard-Lenoir (cela faisait cinq ans que je me disais qu’il faudrait soit changer de moquette, soit de domicile), je donnai de rageurs coups de pied à une chaise innocente, la renversant les quatre fers en l’air ; à une autre chaise tout aussi innocente ; et, empilé au sol, à un échafaudage d’essais historiques et de romans concernant les années trente, point innocents, eux, car bourrés de volontaires mensonges. Je jetai un oeil aux photocopies de photographies collées dans un poétique désordre au dessus de ma table de travail : y figuraient des portraits de Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Mariana Tsvetaïeva, Boris Pilniak, Meyerhold, Koltsov, Trotski, Toukhatchevsky, Andres Nin... autant de victimes du Guépéou, artistes, intellectuels, militaires, membres du Komintern... Comme je fixai leurs mines défaites, désespérées (certains de ces clichés avaient été pris après des séances de torture) avec un regard ...ennuyé, blasé, méprisant peut-être même, si ce n’est coupable, j’eus la tragique et inconfortable impression qu’ainsi plaqués, le dos au mur __scotchés, épinglés, bâillonnés__ ils attendaient en silence, un silence lourd de reproches à mon égard, qu’on les exécutât une seconde fois !... Allais-je les trahir, pour une petite japonaise, une japonaiserie, une japoniaiserie ? moi qui voulais, par delà la plaque bétonnée de mensonges recouvrant leurs cadavres, faire retentir leurs voix ? ...Je lançais un oeil au plafond de ma chambre dont la peinture, par larges plaques, s’écaillait ; aux meubles joliment veloutés d’une poussière bleutée ; aux carreaux opacifiés par des mois d’incurie ancillaire qui les avaient rendus semblables, quand y jouait la lumière, à quelque fenêtre "cubiste" multicolore peinte par Robert Delaunay. Est-ce qu’une princesse nipponne viendrait jamais mettre ses petons dans pareil foutoir ? Je n’irais pas le lendemain, contrairement à mon habitude, consulter les microfilms de la B.N.. Je resterais chez moi où je me plongerais dans la contemplation de livres d’estampes d’Hokusaï, Eisen et Utamaro, achetés le matin même ...J’y effeuillais les visages de courtisanes et geishas, croyant à chaque page reconnaître, mais revêtue de la somptuosité d’antiques kimonos : Tamako, Tamako, Tamako. Des Japonais, Oscar Wilde disait qu’ils n’existent pas : ils seraient la pure invention des peintres d’estampes. Les rencontrer n’était-ce pas se vouer à la déception ? On les trouverait, prétend-t-il, aussi banals que des Anglais ou des Français __ car seul l’art exprime la quintessence d’une civilisation. C’est la vie qui imite l’art, conclue Wilde, bouclant son paradoxe. Regardais-je Tamako comme une sorte d’oeuvre d’art ? Le soir je ne pus m’empêcher de lui envoyer un de mes livres . Et je passai la nuit à relire, de Tanizaki, La confession impudique. Ainsi le Soleil levant commença-t-il d’établir en moi son empire, sa sphère de coprospérité comme disaient naguère ses idéologues fascisants. Tamako était-elle quelque métaphysique agent secret chargé de me subjuguer ? Pour le compte de qui ? Et dans quel but ?

3_

Etes vous venu vers moi ? Serais-je allée vers vous ? Je ne me le rappelle plus. Etait-ce un rêve ou la réalité ? Etais-je endormie ou éveillée ? (Ariwara No Narihira, 9ème siècle) Mai,Juin...

Longtemps, pendant près d’un an , les deux projets romanesques se sont affrontés en moi... Sans doute faut-il voir, dans ce conflit alors naissant, la raison pour laquelle, en ce qui me concerne du moins, je ne cherchai pas à précipiter une nouvelle rencontre avec Tamako . Je continuais d’aller à la B.N.. Je fis connaissance, lors d’un cocktail, d’une jolie Chinoise de Shanghai parlant bien français, avec qui nous nous promîmes d’évoquer les années trente dans son pays (mais peut-être l’idée de déclencher quelque nouveau conflit sino-japonais, sentimental celui-là, m’avait effleurée aussi ?)... Je me souviens encore d’avoir assisté, un brin de muguet fatigué à la boutonnière, et pas mal aviné, à un défilé du premier mai. J’y vis des trotskistes, sortis d’un film d’avant-guerre, flanquer des marxistes-léninistes, ceylanais il est vrai, des communistes et des socialistes. Les slogans dénonçaient le triomphe du capitalisme ("Non à la mondialisation !"), l’expulsion des immigrés et la multiplication des Sans domicile fixe, alias SDF : "Tout le monde a droit/ d’avoir un toit/ de rentrer chez soi..." clamaient les porte-voix.

...Pour me remercier de l’envoi de mon livre, Tamako m’avait adressé une carte postale où figurait, en noir et blanc, la photo, dont je ne comprendrai que plus tard le symbolisme tout japonais, d’une plante séchée dont les feuilles, à demi recroquevillées sur elles-mêmes, formaient de raffinées volutes semblables à celles d’un motif d’argenterie. Je lui répondis par une carte. Ne fallait-il pas conserver entre nous cette précieuse distance que les mots écrits __mieux que ceux, directs, proférés au téléphone __ facilitaient ? Je voulais la maintenir dans cette sorte de pénombre, où je l’avais aperçue, la première fois, au bar du Lutetia, éviter toute brusquerie, tout éclairage trop vif, laisser, dirais-je, "mûrir" les choses, l’attirer, lentement, dans mon monde, l’y capter, l’y assimiler, et la faire si bien mienne dans son étrangeté, qu’à travers elle, grâce à elle, je parviendrais __ et c’était là l’idée artistique qui me poursuivait__ à renouveler ma jouissance des choses. Je la rencontrai, la seconde fois, aux Deux Magots, à Saint-Germain, avec un de ses amis, Edmond (un vieux monsieur au demeurant fort vert et cultivé) qui n’était pas celui dont le nom et l’adresse figuraient sur sa carte de visite (lequel n’était pas jeune non plus, à ce qu’elle m’apprendrait). Il semblait, étrangement, qu’elle collectionnât ce qu’elle appelait des "petits vieux". Je commandai du saint-émilion...

Depuis ma rencontre avec Tamako je m’étais remis à boire... du bon vin toujours. Et ce changement d’attitude __mes recherches historiques nécessitaient au contraire que j’eusse la tête claire et j’avais "marché" jusque là au régime sec, Perrier et café__indiquait déjà un infléchissement en moi de la direction de mon travail : le vin m’arrachait aux froids et poussiéreux documents, me ramenant à la vie, à la chair, à l’amour, à l’éblouissement du monde environnant : Paris. J’en compulsais les différents crûs, Meursault, Pommard, Saint-Estèphe, comme de capiteux dossiers où mon esprit, à sa guise, divaguait. Etrangement l’ivresse par laquelle je cherchais à m’éloigner du monde des années trente, m’y ramenait, suscitant, ce soir là par exemple, entre les tables et les banquettes du café Les deux Magots, devenu aujourd’hui un lieu si stéréotypé, les bruits, les éclats de voix, de rire, les tintements de verres, le va et vient de personnages bizarres, loufoques, loqueteux, mystérieux, d’une époque ensevelie où, bien avant que l’existentialisme ne le mît à la mode, il était le rendez-vous des pauvres hères d’exilés allemands fuyant le nazisme. J’évoquai leurs fantômes... Son ami nous quitta. Je proposai alors à Tamako de m’accompagner à un cocktail donné par un magazine féminin. Au Lutetia encore . Remontant la rue de Rennes elle m’avait dit, laissant fondre un peu la froide attitude, qui ne l’avait encore jamais quittée : __C’est une chose folle que d’être ainsi à cheval entre deux pays, deux cultures, cela fait huit ans que je vis à Paris. je ne sais plus qui je suis ? Où je suis ? __C’est le plaisir aussi, dis-je, cette possibilité d’être autre, de regarder le monde environnant en étranger. __Le plaisir...et la folie. C’est alors que je lui avais conseillé d’écrire ses carnets. Quel livre alléchant ce serait !...Les souvenirs parisiens d’une jolie Japonaise fin de siècle. Nous bûmes, du moins je bus (elle ne buvait pas, pas encore) quelques coupes de champagne dans le salon surpeuplé du Lutetia où se tenait le cocktail. C’était chose pathétique que de voir trois ou quatre derniers mohicans d’écrivains de qualité errer là, âmes en peine, dans la bruissante basse-cour de ces étranges euphoriques prolétaires de demi-luxe que l’industrialisation de la culture, grande dévoreuse d’imaginaire, s’est asservis : scénaristes à gages, rewriters en tout genre, journalistes, présentateurs télé, "marchands de caquet" eût dit Saint-Augustin de ces nouveaux sophistes qu’avec on ne sait quelle haine et quelle envie à la fois, les "vrais" écrivains, dont prétentieusement j’imaginais faire partie, regardaient, de ce même regard de "pauvre", d’humilié, de raté, que l’épicier failli, debout sur le seuil de sa boutique à la vitrine barrée diagonalement de l’infâmante inscription "bail à céder", jette sur l’arrogant supermarché bâti juste en face. J’etais écrasé... A Tamako je soufflai : __Je suis vieux. __Non vous êtes jeune, répondit-elle. Elle me quitta peu après (elle avait une permission de 20h, pour rejoindre sans doute ce "quelqu’un" avec qui elle était). Un peu maladroit, timidement, je lui soufflai : __On se revoit ? Je vidai quelques coupes, cherchant, auprès d’autres ratés scribouillards de mon espèce on ne sait quelle chaleur animale humide, humble et complice, (une journaliste télé me lança : "Toujours avec de jolies femmes ! Où est-elle passée ta Chinoise ?") ...et je rentrai chez moi. Dédaignant cette fois mes livres d’estampes, je me plongeai, par dépit, dans les mémoire de Trotski.

Vous m’avez paru alors très mal à l’aise ...bizarre, emprunté. Comme un adolescent qui ne sait rien des femmes .... me dirait Tamako un an plus tard. Je lui envoyai une carte-postale représentant un Lénine, ou plutôt Leh Nin, statufié, le poing prolétarien brandi vers le ciel, tel qu’il se dresse encore ,sur un énorme socle, au milieu du parc principal de Hanoi. Entre temps j’étais retourné, comme le bagnard à son boulet, à mes microfilms de la B.N., entrecoupant de plus en plus mon travail de chaleureuses agapes au bar la Vigne où, émerveillé chaque fois d’avantage par la beauté de la serveuse blonde et de sa peau si blanche, je songeai combien plus un Japonais, qui n’eût jamais aimé de femme occidentale, devait l’admirer, et d’autant mieux si, homme de culture, il appréciait l’oeuvre de Fragonard et Boucher qui, à travers leur grille, lui eussent permis de la regarder avec plus d’acuité, de s’arrêter sur l’image de son visage, le détail de ses joues nacrées ou de ses oreilles brodées d’un ourlet de corail rose et transparent...Quelques jours plus tard, comme je me retrouvai face à Tamako (qui m’avait téléphoné pour me remercier de l’envoi de ma carte) de part et d’autre d’une petite table de la Closerie des Lilas ("C’est bon que je m’éloigne du 16ème arrondissement en ce moment" m’avait-elle dit au bout du fil), c’était à mon tour d’être "le Japonais", j’entends par là l’étranger, l’occidental, qui pouvait "du dehors" se délecter de son étrange exotique beauté. Ce qui me fascinait le plus c’était ses yeux __ceux là même dont quelques quarts d’heure plus tard, face à la fontaine Medicis, je lui dirais qu’à travers eux je voudrais voir Paris. Ils m’apparaissaient comme d’incompréhensibles signes. Qu’est-ce qui les faisait si totalement différer des yeux des occidentales ? Point leur taille, les siens étaient grands, marrons, assez largement fendus. On ne pouvait dire vraiment qu’ils fussent bridés. Ses cils ? Sans doute. Assez courts et peu fournis, ils donnaient l’impression que ses paupières étaient "nues" ! Mais il y avait autre chose aussi que, mauvais observateur, puisque j’avais vécu longtemps en Asie du sud-est sans avoir résolu le problème, je n’avais pas su tout simplement VOIR.

Elle était arrivée au déjeuner avec un quart d’heure de retard, en pantalon et veste mauves, comme je l’ai dit, avec, dessous, un chemisier très fendu qui laissait de temps à autre apparaître ses seins mis bien en évidence par un soutien gorge blanc, pigeonnant. Elle sortait, me dit-elle, du cinéma. Elle venait de voir en matinée un film d’Eric Rohmer, tout récent, Les contes d’été. C’était de saison : nous allions prochainement quitter le printemps. Elle aimait l’ironique réalisme de Rohmer : "Ah les Français vivent comme ça, ils prennent le RER !". C’est la première réflexion qu’elle s’était faite, quinze ans auparavant, quand elle avait vu à Tokyo un premier film de lui. Comme on voudrait se persuader que les Japonais portent encore des kimonos, l’adolescente qu’elle avait été, nous rêvait roulant carosse, et habitant châteaux...Je lui dis que Rohmer était à la fois le Marivaux et le Musset de la classe moyenne française dont, avec une infiniment tendre ironie, il avait su saisir les petites misères, les égarements, l’aliénation, les conversations pathétiquement banales. Je me demandais cependant si le public nippon pouvait percevoir son humour si français. Elle me dit qu’il avait des amateurs chez les Japonais francophones... Trois mois plus tard, quand je commencerais plus sérieusement à essayer de comprendre ce que Tamako avait dans la tête __et dans la tête précisément ce jour là __ j’irais voir, ethnologue scrupuleux, Les contes d’été. Le sujet du film touchait d’assez près ses préoccupations d’alors. Il s’agissait de l’histoire d’un jeune homme qui, parti en vacances à Dinard, hésitait entre trois flirts de plage et, du fait de son hésitation même, ne parvenait à en séduire aucun... Elle même, m’expliqua-t-elle __après n’avoir fait que tremper ses lèvres dans son verre de Chinon tandis que je buvais abondamment__ "était" en ce moment avec "un vieux"... J’attribuais, chez une jeune femme apparemment si raffinée, cette expression "un vieux" relevant plutôt du vocabulaire de la pute parlant de son micheton, à son imparfaite connaissance des nuances de la langue française. Par ailleurs elle avait au japon "un jeune", qu’elle appelait "son Prétendant", qui voulait l’épouser. Elle comptait quitter "le vieux" mais ne savait pas si elle irait avec "le jeune" qui était Japonais. Le jeune devait venir à Paris en juillet. Il voulait qu’ils fassent alors un "test" : vivre ensemble quelques jours pour voir s’ils pouvaient s’entendre. __Un test, m’étonnais-je, comme pour une automobile ? On procède comme ça au Japon ? __Non, mais c’est un Japonais un peu spécial. Le "jeune" en question travaillait dans la publicité, il avait une agence ; le "vieux" était administrateur (de diverses sociétés immobilières). Tous deux semblaient fortunés. Tel le héros de Rohmer en quête d’une femme, Tamako, donc, cherchait un homme. Et ,sans doute, assise en face de moi à la Closerie des Lilas, me "testait"-elle à sa façon. Elle avait d’ailleurs "testé" ainsi, la veille, ce que je n’apprendrais que longtemps plus tard quand elle me traduirait ses carnets, un autre "vieux", businessman, avec qui elle avait déjeuné, mais cette relation, dont elle nierait qu’elle ait été consommée, se briserait rapidement du fait de la maîtresse dudit "vieux" ; et elle devait "tester" le lendemain un "jeune", "travaillant dans les assurances", avec qui elle déjeunerait et qu’elle trouverait trop insipide pour rien poursuivre avec lui... J’étais donc en position intermédiaire dans cette série de "tests". Au demeurant ces considérations psychologiques d’ordre réaliste, étaient loin d’être les miennes alors, et je ne prêtais que peu d’attention à des réflexions de sa part comme "c’est bizarre en ce moment on me fait des propositions", tout fasciné que j’étais par le spectacle de ses dents blanches (qui comportaient un petit défaut, une canine étant plantée un peu en retrait par rapport aux autres) croquant dans une tranche de tarte aux myrtilles, ou de ses lèvres charnues, épanouies, et d’égale grandeur chacune, dont je remarquai qu’à un rythme croissant elles venaient baiser les bords de son verre de vin (quand elle disait ne pas aimer boire). Y avait-il chose plus intéressante que de contempler cet Utamaro porter fragonardiennement un verre de vin rouge à ses lèvres roses ? Elle travaillait dans un "société de traduction", me dit-elle. Parallèlement elle préparait en Sorbonne un mémoire sur l’ombre, particulièrement chez le Caravage, inspiré de l’essai de Tanizaki Eloge de l’ombre, où l’écrivain japonais explique que le monde occidental __et plus particulièrement le monde occidental moderne__ a l’ombre en horreur et qu’il attache tout son zèle, voir ses salles-de-bain, ses grandes surfaces, ses hôpitaux, ses métros etc., à l’exterminer, quand l’ombre ferait intrinsèquement partie du monde architectural nippon... traditionnel bien entendu. Je lui dis qu’il fallait qu’elle vienne à bout de son mémoire, qu’on essaierait de le publier, qu’elle devrait même tenter d’écrire de façon plus générale sur l’occident. Elle baissa le nez et dit : __Je ne suis pas artiste, je suis trop normale. __Normale ? Vous qui vous êtes déracinée depuis huit ans, ça n’est pas normal ,ça !

Remontant quelques minutes plus tard les escaliers des toilettes de la Closerie (...aux toilettes Tanizaki s’intéresse aussi beaucoup dans son livre : en l’occurrence, datant du début du siècle, elles étaient éclairées de façon discrète, tamisée) je me disais que c’était le moment ou jamais de tenter quelque chose. Comme je me rasseyais devant elle, je posais ma main sur sa main. Sans aucune résistance de sa part nos doigts s’entremêlèrent. Aussitôt ses joues, déjà rosies par le vin, s’empourprèrent. Bien mieux elles virèrent à une couleur vineuse touchant au violet qui évoquait le noir d’ébène des cerises bigarreau. Le masque de bronze qui, depuis le premier moment que je la rencontrai, n’avait jamais quitté son visage, était soudain tombé. Elle s’humanisait. La froide Jap était de chaude chair. Son cou fin et long, son décolleté, dont la couleur naturelle touchait à l’ocre de Gaughin, avaient aussi rougi. J’essayai de lui voler un baiser, par dessus la table. Elle détourna la bouche. Nous sortîmes bientôt, dans la belle chaleur et la lumière des approches de l’été, descendîmes le boulevard Saint Michel __moi l’enlaçant à la taille qu’elle avait infiniment fine et souple, un immatériel roseau qui semblait se dérober à mes doigts__ jusqu’à la fontaine Medicis, au Luxembourg.

Après la proposition embarrassante que, postmoderne personnage de Watteau, je lui avais faite, devant la fontaine, nous sortîmes du jardin par la porte jouxtant le Sénat et longeâmes le théâtre de l’Odéon jusqu’à la rue du même nom. Je m’exaltai devant la beauté de l’enfilade en perspective fuyante, des lignes des fenêtres, des toits, des arcades... __C’est beau, dis-je. __C’est rigoureux, répondit-elle, roide, ayant repris son masque de sérieux. Elle avait une façon brusque, presque militaire, de se reboutonner . Descendant la rue de l’Odéon elle me confessa, poussée par je ne sais quelle nécessité psychologique dont le vin avait facilité sans doute le processus, une aventure plutôt sordide qui lui était arrivée sept ans auparavant à Istanbul (elle avait alors 23 ans). Elle était allé dîner avec une de ses amies et deux turcs, dans un restaurant. Au retour son amie était montée dans la voiture de l’un d’eux, chez qui elle voulait passer la nuit. Quant à elle ,elle avait pris la voiture de l’autre ("gras et poisseux") qui, pendant le trajet, voulut la prendre par force. __Laisse moi faire ci et ça, me dit-elle qu’il lui dit, et je te raccompagne à ton hôtel. Je l’ai laissé faire "ci" puis "ça".Il en a voulu plus. Alors j’ai ouvert la portière, on ne roulait pas très vite, et je me suis jetée dehors. Je suis rentrée à pieds... Elle m’avait aussi narré brièvement à la Closerie l’histoire d’un "escroc", rencontré en France, qui se faisait passer pour photographe de presse. Elle était partie avec lui en Malaisie, pour les vacances. Il lui avait piqué son argent et sa carte de crédit... Et cette idée, de plus en plus clairement se dessinait en moi, qu’elle __ et nombre de jeunes femmes japonaises débarquant de leur "île" en occident__ y atterrissaient en quelque sorte comme des martiens, ignorantes de nous, autant que nous l’étions d’elles, et incapables de décrypter les codes sociaux du monde qui les entourait. Donc de deviner plus ou moins, face à un inconnu, à qui elles avaient affaire. Ainsi, apprendrais-je plus tard assez amusé, l’ambassade nipponne à Paris avait eu souvent à régler des problèmes concernant des jeunes femmes qui, engagées dans une liaison avec le conducteur même du taxi qui les avait piquées à l’aéroport, s’étaient retrouvées rapidement délestées de leur argent et abandonnées. Beaucoup d’entre elles aussi cherchaient, à peine avait-elles quitté l’univers sans doute encore contraignant de leur pays, du moins pour les femmes, à jeter leur bonnet, ou leur kimono de geisha, par dessus les moulins, en se jetant à l’eau, c’est à dire dans les bras du premier venu qui ne fût pas Japonais. J’avais eu moi-même, ce que je racontais alors à Tamako, une brève fulgurante liaison de trois jours avec une apprentie journaliste japonaise, rencontrée quinze ans auparavant sur un ferry France-Angleterre, qui était devenue ma maîtresse une heure tout juste après notre première rencontre... __On vit enfermées dans une île. Quand on en sort, c’est la folie ! Tamako parlait bien Français, mais je doutais qu’elle connût nos codes et fût capable de deviner que, derrière l’image sociale apparemment séduisante de l’"écrivain" ( on voyait mon nom dans les journaux !) je n’étais rien, économiquement du moins, ou presque. Il est vrai, j’avais quelques relations... Mais il y avait aussi chez elle ce goût de la culture et, chose inconnue des classes montantes de la plupart des autres nations asiatiques tournées vers la "modernité", cette toute japonaise nostalgie des choses passées ...

Comme nous arrivions au carrefour où la rue de l’Odéon débouche sur le boulevard Saint-Germain, j’eus, à cause du vin sans doute, mais aussi entraîné par le film de notre conversation, une sorte d’hallucination : je vis le visage d’une vieille femme, turgescent, ridé, grimaçant, et comme surgi de l’impitoyable pinceau d’un Otto Dix, s’encadrer puis disparaître aussi vite, magiquement, dans mon champ de vision : un mémento mori ? Je laissai Tamako dans un bus, le 27, sur la place saint-Germain-des-près ("J’aimerais vous revoir" m’avait-elle dit, un peu émue, en y grimpant) et je remontais vers la rue Dufour prendre le mien, le 96. J’attendais à côté d’une femme enceinte, à la station. Un clochard ivre m’interpella : "Eh, toi, faudra perdre ton ventre, faudra maigrir". Je me tâtai le ventre, il ballonnait un peu ,certes ! "C’est à vous qu’il parle ?" me demanda la femme enceinte. Je regardai, perplexe, son ventre proéminent. "Oui c’est à moi" dis-je. Et, en riant, j’ajoutai : "Je suis si moche que ça ?". Elle de rétorquer : "Pour votre âge vous êtes très bien". Vexé, je repliquai : "Je ne fais pas mes soixante-quinze ans !". Rentré chez moi je lançai un oeil caressant au bouquet de pivoines acheté le matin même au marché Richard-Lenoir dans l’idée que Tamako viendrait peut-être... Je me mis à mon bureau et, sous le regard désespéré de Trotski, Koltsov et autres, scotchés au mur, je commençai d’écrire le récit de cette journée __ dont s’achève ici le récit.

4_ Paris devint pour moi un beau jeu de constructions... (Anicet ou la Panorama, Aragon,1920).

18 Juin...

Allongé sur mon canapé 1925 en velours râpé et patiné par les ans, les pieds posés sur un accoudoir, je continuais de feuilleter mon livre d’estampes : l’une d’elles, datant des années trente, représentait une jeune nipponne, les cheveux courts, coiffés à la garçonne, vêtue d’une robe occidentale et fumant, l’air désabusé, les coudes posés sur une table, devant un verre à cocktail où marinait une prune. Sa pose rappelait certaines scènes réalistes de Manet ou Toulouse Lautrec. L’idée vaguement m’éffleura que je pourrais faire une synthèse des deux romans qui continuaient en moi de se combattre, en inventant quelque héroïne japonaise "moderne" (un agent secret ?) venue à Paris pour l’exposition universelle de 1937. Idée, vaseuse sans doute, qui s’en irait en fumée comme la cigarette de la fille figurant sur l’estampe. Parmi toutes les images de mon livre, il y en avait une sur laquelle je revenais régulièrement, de Hashiguchi Goyo : une jeune femme mince et nue, accroupie au sol, mais de façon que sa cuisse gauche cachait son ventre et sa toison (seul un sein menu était visible) et penchée, l’air absent, sur une bassine de bois où, de ses deux mains, elle tordait une sorte de mouchoir mouillé blanc et bleu dont on pouvait supposer, mais la chose n’était que suggérée, qu’elle venait de s’éponger le sexe __les draps défaits d’un lit traditionnel japonais, qu’on apercevait en arrière plan, laissant entendre qu’elle y avait fait l’amour. J’imaginais à Tamako le même corps élancé et éffilé, les mêmes hanches un peu larges, les mêmes pieds si fins, et je lui trouvais un regard similaire, froid ou éteint, mal déchiffrable en tout cas. Le téléphone sonna. C’était elle. Elle me demanda si j’allais "ce soir" au concert dont je lui avais parlé à la Closerie. Je lui dis que je m’étais trompé de date, c’était le lendemain qu’il avait lieu. Mais n’irais-je pas "aujourd’hui", insista-t-elle, assister à ce "vieux film" que j’avais aussi évoqué, Ninotchka ? J’essayais en effet de voir ou revoir la plupart des films des années trente passant à Paris. Pouvais-je manquer le chef d’oeuvre de Greta Garbo ? Sa voix, toujours étonnamment "pro" et autoritaire au téléphone (sans doute tout captivé par la beauté du visage de Tamako, quand je l’avais en face de moi, ne portais-je pas attention à ses intonations si réfrigérantes ) elle me dit que le film passait "A-14h-au-Grand-Action-rue-des-Ecoles-dans-le-5ème-arrondissement". Manifestement elle avait sous les yeux L’Officiel des spectacles qu’elle me récitait. C’était, à première vue, quelqu’un de très organisé. J’acceptai moins son invite que je n’obtemperai à son ordre. "C’est métro Maubert-Mutualité" précisa-t-elle, à la manière d’un tour operator cornaquant son client avec une ferme dextérité. N’avais-je pas tout mon temps. Tout mon temps à lui consacrer ! Et si elle le voulait, guide touristique à mon tour, je la cornaquerais à travers le Paris d’avant-guerre, où j’évoluais beaucoup plus, par l’esprit du moins, que dans celui de cette fin du 20 ème siècle. J’étais libre, absolument libre. Ne me payait-on pas__ à condition bien sûr que de tout cela sortît un livre !__pour rêver. Chose combien immorale ! Quel sorte d’étrange privilégié étais-je ? D’autres avaient de l’argent, moi je n’avais que du temps. D’autres perdaient leur temps à gagner de l’argent, je dépensais mon argent à perdre mon temps. J’avais misé sur le rêve. Investissement risqué sans doute.

Il était 11h du matin. J’allais flâner sur le boulevard Richard-Lenoir où était installé le marché en plein air, tout regorgeant de couleurs avivées par le soleil : des montagnes de cerises, noires, certaines, aussi noires que les joues de Tamako quand elle avait bu, s’élevaient sur les étals, des oranges or ou ocre comme sa peau. Les crevettes rosées formaient des pyramides sur des lits d’algues et de glace pilée adamantine... Saumons d’argent à la tranche écarlate, daurades dorées, rougets et rascasses rubis, anguilles émeraudes. On eût dit la vitrine d’un grand bijoutier de la place Vendôme. Mes pivoines étant fatiguées j’achetai un bouquet d’oeillets blancs, petits, des "oeillets du poète". Le bouquet glissé sous mon bras, à la façon d’un journal, je dérivais encore quelques temps entre les stands... Je traversai le boulevard Voltaire, achetai, chez le marchand de vin Nicolas, quelques bouteilles de champagne, au cas où ce serait le "bon jour". Mais j’étais décidé à ne rien précipiter... Je m’en allai ensuite boire un verre au café Au Métro, en terrasse, sous un parasol jaune emblêmé du sigle "Shweepes indian tonic". Le soleil rutilait. L’oeil vague, je regardais défiler devant moi les employés de bureau, caissiers de banque, secrétaires, dactylos, téléphonistes qui se pressaient d’aller déjeuner. Passa une jeune femme en mini-jupe rose à ras le bonbon avec de longues jambes superbes. Je me fis la réflexion que je n’avais jamais vu Tamako qu’en jupe longue ou pantalon. Elle n’était pas petite, ses jambes semblaient grandes, mais peut-être étaient-elles mal faites ?... Je rentrai chez moi, mis le champagne au frigo, me fis deux oeufs coques où je trempai des biscottes. Je n’avais pas faim. France musique débitait un air de Monterverdi. Je passai un costume beige en toile molle et un polo noir. je sortis bientôt pour aller à mon rendez-vous...

Devant le Grand-Action, rue des écoles, je montai la garde. Sur l’affiche du film, un portrait de Greta Garbo. En dessous une bande publicitaire annonçait : GARBO RIT. C’était la première fois en effet que l’actrice suédoise, à réputation de froideur, interprétait un rôle comique expliquaient les reproductions de coupures de presse d’époque, collées aux murs du cinéma, à côté de la caisse. J’eus tout loisir de les lire car Tamako arriverait avec dix minutes de retard : en pantalon noir de satin chinois et chemise blanche encore très échancrée. Au visage toujours le même petit air froid, point suédois celui-là. __Il ne fallait pas m’attendre, dit-elle, pourquoi n’êtes vous pas entré ? __J’aurais attendu ici toute ma vie, retorquai-je, galant. Je payai les billets. Dans l’ombre platonicienne de la salle obscure, défiant le cours inéluctable du temps, s’agitaient de vivantes images vieilles presque de soixante ans. Des morts tout frais, ressuscités par le miracle mécanique de l’appareil de projection, parlaient, riaient, chantaient, buvaient, mangeaient, s’aimaient sur l’écran dont la luminosité réfractée venait gouacher d’argent le bout du nez, les pommettes et la pointe du menton de Tamako que j’apercevais à mes côtés, de profil, ombre claire se détourant sur l’ombre plus sombre de la salle. Tenant sa main dans ma main, mais sans trop de conviction, je ne me sentais guère d’ondes amoureuses ce jour là, je regardais le film en jetant de temps en temps un oeil vers son visage pour voir comment elle réagissait aux meilleures scènes et, en quelque sorte, vérifier si, quoiqu’étrangère, elle en percevait les nuances et le sens. ...Le scénario écrit, entre autres, par Wilder et Lubitsch, narrait l’histoire de trois agents soviétiques, qui, en mission à Paris, se laissent corrompre par les charmes de la capitale (champagne et petites pépés), tout comme "la" commissaire du peuple (Garbo) envoyée de Moscou pour les surveiller : elle tombe amoureuse d’un beau Français moustachu. C’est au Ritz qu’ils logent, en place de l’hôtel ... Terminus où ils avaient ordre de se rendre... La comédie était enlevée, sans cesse relancée par de nouveaux rebondissements, pétillante comme une coupe de champagne, légère et profonde. __ C’est ainsi que je voudrais écrire mon roman sur les années trente ! m’étais-je exclamé, une heure plus tard, comme nous buvions un verre en terrasse dans un proche bistrot.

Tamako s’intéressait-elle à ce que je chantais ? Y comprenait-elle quelque chose (particulièrement quand je disgressais emphatiquement sur le pacte germano-soviétique narquoisement annoncé dans le film) ? Ou m’observait-elle comme un spectacle d’exotiques marionnettes ? Une attraction de cirque, Mickey Mouse à Disney-land ? La tête légèrement baissée sur sa tasse de café, où elle avait trempé ses lèvres, elle releva les yeux dans ma direction , me regardant par en dessous. Et ce fut une autre femme, soudain, qui se trouva devant moi, plutôt une petite fille, au minois rond, enjoué, espiègle. Perçu d’en haut, son visage, d’habitude si froid, révélait une facette, toute différente, de sa personnalité, antinomique même, et par moi insoupçonnée... D’elle, comme de Garbo, une bande annonce eût pu dire, chose à ce jour inouïe : Tamako rit. __Vous avez deux visages, lui soufflai-je, fixant en m’en délectant sa mine de gamine goguenarde. La Jap arrogante, quand vous regardez de face, la chieuse, quoi, l’emmerdeuse ! ...et la petite Chinoise bidonnante quand vous jetez un oeil d’en dessous. C’est bizarre, ce contraste... Elle parut ravie de mes observations ."Mon côté gai vient de mon père, ma mère, elle, est plutôt froide" dit-elle. Son père, petit industriel aisé, avait épousé une femme d’une classe supérieure, cultivée mais assez distante, sinon "coincée". Si je faisais des découvertes quant aux diverses expressions du regard de Tamako, je n’avançais pas d’un pouce en ce qui concerne la morphologie de ses yeux. En quoi étaient-ils si différents des nôtres ? me redemandais-je. Etait-ce seulement qu’ils eussent moins de cils ?

Dans ses carnets elle nota qu’à ce moment très précis je lui avais dit : "Vos yeux sont nus". J’en ai le clair souvenir et que, par ces mots, j’eus l’impression, si érotique, de la déshabiller toute entière, là, en pleine rue... Le sentit-elle ? Son visage, pudiquement, s’empourpra. C’est alors qu’à ses dire je lui aurais déclaré soudain, chose qui m’étonne encore aujourd’hui, mais peut-être était-ce quelque jeu de ma part dans le mouvement de la comédie tendre que nous venions de voir à l’écran : __Je suis amoureux vous. A ces mots mes lèvres auraient frémi, comme celles d’un adolescent de quinze-seize ans disant pour la première fois "je t’aime" à une femme. Et c’est ce qui l’aurait fait "craquer" ("Je me suis faite avoir !" renchérit-elle). J’avais essayé de l’embrasser. Nos bouches superficiellement s’étaient pressées. La sienne m’avait paru souple, délicieuse. "Vous êtes trop, dis-je, too-much", expression alors à la mode. Du bout du doigt elle avait essuyé le rouge-à-lèvres laissé sur ma bouche . Et puis, écrirait-elle dans son journal, elle avait regardé mes yeux gris-marrons comme d’un chat.

...Ce fut une expérience étrange, à moi, le scribe, que de m’entendre ainsi décrire, mettre en mots, en "boite", de me voir, à mon tour, l’objet d’une narration__ couché sur le papier, abstrait, et , qui mieux est, dans une écriture idéogrammatique si étrangère qu’elle renchérissait sur la distanciation implicite au langage. Avec Paris c’était moi-même donc qu’à travers les yeux de Tamako, je commençais d’observer. Le bonhomme, ainsi revisité, était-il antipathique ? Du moins m’était-il nouveau.

__Et vous, êtes vous amoureuse ? __Une fois sur deux, c’est pair et impair.

A sa mine il ne me sembla pas que cela marchât fort avec ce "quelqu’un" chez qui elle était ("le vieux"). Elle ajouta que depuis huit ans qu’elle se trouvait en France, elle ne s’y était jamais vraiment intégrée. "Je suis en marge". Son grand-père avait rêvé pour elle un grand destin. Il pensait qu’elle allait "traverser l’océan", pour l’Amérique sans doute, et devenir célèbre, glorieuse ! En prononçant ce mot, "glorieuse", ses yeux étincelaient... J’avais payé nos cafés. Nous remontions l’avenue de Jussieu, au pied de l’immense tour noire de l’université. Si laide. J’y avais fait mes études, racontais-je. M’inscrivant en lettres à la fin des années soixante, j’avais imaginé me retrouver au milieu des boiseries et des peintures murales, certes un peu pompières et théâtrales, de la Sorbonne. J’eus droit au fonctionnel béton ... Comme nous arrivions à la bouche du métro Jussieu autour de laquelle s’agrégeaient des bouquets de jolies étudiantes, Tamako dit soudain, à brûle-pourpoint, et interrompant ma loghorrée : __JE SUIS VIDE.

Cette phrase un instant me scia le caquet.Il y eut quelques secondes d’angoissant silence. Puis, pour chasser ces nuages, et jouant sur les mots, j’évoquai le Zen, le Tao, qui sont des philosophies du "vide". Le roman d’ailleurs que je rêvais d’écrire __et il ne s’agissait plus cette fois de mon hypothétique roman sur l’avant-guerre mais de celui que Tamako m’inspirerait peut-être__ porterait sur le vide. On n’y trouverait que des clichés, des clichés kitsch de Paris qu’on regarderait à travers les yeux naïfs d’un touriste __ japonais de préférence. On en tournerait les pages comme le tourniquet d’un présentoir à cartes postales, sautant de la Butte-Montmartre en été, au Louvre sous la neige, ou à une Tour Eiffel nocturne illuminée par des projecteurs bleu-blanc-rouge. Tout cela aurait l’allant d’une comédie musicale américaine ! C’était, en quelque sorte, A Japanese in Paris ! que je rêvais d’écrire. Faisant un entrechat, je fredonnai : Singing in the rain... Elle sourit, un peu tristement m’a-t-il semblé. Nous nous séparâmes à l’intérieur du métro. Je prenais la direction Austerlitz, elle allait en sens inverse, côté Boulogne. __On ne prend même pas la même ligne, dit-elle. Quand elle eut disparu, je crus entendre dans cette phrase un sens caché. Je me sentis misérable. Comme je rentrai chez moi, une amie me dit au téléphone. __Quand tu travailles, tu vas bien. Travaillais-je ? Je me plongeai dans le Staline, de Boris souvarine.

5_

Voilà,voilà...tu auras du plaisir encore une fois.Ah ! Oh ! Moi non plus je n’en peux plus ...Ouf ! (1785,légende d’une estampe érotique de Shunchô) Eté, 20 Juin...

Le printemps s’achevait. Le soleil était à son solstice. J’étais à mon quatre-vingt-dixième dessous. Tamako devait m’appeler sur les 10 heures. J’avais vaguement dans l’idée que ce jour là serait "le bon". J’étais "mauvais" : vaseux, migraineux. Je ne me sentais pas d’"humeur". Décrocherais-je le téléphone ? Brancherais-je le répondeur ?... Et cependant, contradictoirement, je déplaçais d’une pièce à l’autre la poussière de ma moquette avec un aspirateur asthmatique. A 10h30 précises le téléphone sonna. Sa voix autoritaire, militaire, dirais-je, me dit que "cet après-midi" elle était libre. J’essayai de bredouiller quelques prétextes, d’évoquer un pseudo rendez-vous qui m’empêchât de la voir. Elle les balaya je ne sais trop comment. "Eh bien, passez chez moi à 15 h", dis-je, vaincu. Je ne voulais pas tout gâcher en précipitant les choses, les déflorer de leur aura poétique. Mais la force des "choses" l’emportait sur ma molle volonté. L’esthète baissait les bras, Wilde abdiquait. "Vous avez un code ?" demanda-t-elle, toujours très pratique."Euh...oui..." dis-je. Il y eut un silence. Elle attendait bien sûr que je lui donne mon code. "Je ne m’en souviens pas, poursuivis-je, mais je crois que dans la journée on n’en a pas besoin". "Et le soir, vous faites comment pour rentrer chez vous ?". "Euh ?" m’interrogeai-je. Et, après réflexion, j’ajoutai : "Je le retrouve mécaniquement sur le cadran. C’est géographique comme mémoire, pavlovien. C’est mon doigt, en fait, qui s’en souvient". "Pas mon doigt" rétorqua-t-elle, acerbe. Penaud, je mis mon nez dans un carnet où le code était inscrit et le lui donnai.

... Après avoir raccroché, je jetai un regard circulaire sur mon appartement, particulièrement sur le canapé du salon où, en tout bonne logique, j’allais la prier de s’asseoir, comme je faisais d’habitude avec tous mes visiteurs. Je posai "négligemment" sur une table basse, toute proche, un exemplaire du magazine de faits divers Détective, année 1928, où figurait en couverture la photo sépia d’une salle de cabaret de la rue de Lappe avec ses putes à accroche-coeurs, cibiche au bec, ses apaches en casquette, foulard noué au cou, ses marins et, venus là s’encanailler, quelques bourgeois en frac... Je déplaçai des bibelots, cachai la reproduction, un peu trop suggestive, d’un croquis de femme nue, jambes écartées, de Egon Schiele, rangeai un livre et, à peu près satisfait de cette sommaire mise-en-scène, je fourrai dans un sac une serviette et un maillot de bain, décidé d’aller me "rafraîchir les idées" à la piscine du Sport-Club de la République où j’avais mes habitudes. Peut-être irais-je mieux après...

Le Sport-Club était un de ces gymnases récemment construits en France à d’innombrables exemplaires pour le bien être des classes moyennes autochtones menacées collectivement de lumbago du fait de leur peu physiques activités professionnelles. Une orgie de néons y traquait impitoyablement toute espèce d’ombre, en exterminant l’hérésie jusque dans les encoignures les plus dissimulées. La piscine, cependant, était peu éclairée, et j’eus le plaisir princier ce jour là, d’être le premier à en profaner les eaux paisibles. Nageant sur le dos, je pouvais contempler, au travers des baies vitrées dressées autour du bassin, une armée de fantômes étranges, évoquant les illustrations, par Gustave Doré, de la Divine Comédie : certains, en survêtement, d’autres en short et tee-shirt, beaucoup le front ceint d’un bandeau élastique de couleur vive, hommes et femmes, vieux et jeunes, européens, africains, asiatiques, paraissaient assemblés là, comme au coeur des enfers, pour purger quelque cruelle peine. Les uns, courant sur un tapis roulant mécanique en caoutchouc noir, semblaient voués, pour l’éternité, à faire éternellement du surplace, à galoper toujours, sans avancer jamais, ni qu’un charitable infarctus mît fin à leur supplice ; les autres assis sur un siège bas, les mains arrimées de part et d’autre d’une barre horizontale d’acier chromé suspendue en l’air, tiraient dessus avec acharnement, suant, ahanant, la carotide toute enflée et l’oeil turgescent, afin d’amener la barre à hauteur de leur coeur, arrachant simultanément la multitude de poids de plomb qui, par le biais d’un filin glissant sur une poulie, y étaient reliés ; d’autres encore, esclaves volontaires, les fesses clouées à un banc de misère, tiraient et tiraient sur les biens réelles poignées d’invisibles rames, le dos arc-bouté, le front vermiculé de douloureuses rides, dans la vaine intention de faire avancer sur un océan inexistant une imaginaire galère. Les Danaïdes et leur tonneau, Ixion et sa roue, Sisyphe, Promethée, tout l’Olympe des maudits se trouvait là, bien identifiable...

Le corps rafraîchi, l’esprit quelque peu rasséréné, je sortis de la piscine et, nouveau Dante de cet enfer hyperréel dont je franchissais primesautièrement les cercles, je m’en allai examiner au sauna, puis aux douches, côté hommes, car même aux enfers les sexes s’y trouvent séparés, quelques spécimens de ces réprouvés qui, entre deux séances de torture, semblaient étrangement être autorisés à prendre du repos. J’observai, comme un peintre et un médecin à la fois, ces corps nus qui dégoulinaient de sueur ou d’eau savonneuse : ces sexes à l’état flaccide, longs et fins, épais et courts, d’aucuns pourvus de glands monstrueux entés sur des tiges filiformes, d’autres cordelés de saillantes veines émeraude ; ces testicules hérissés de poils, tels une paire de noirs oursins, parfois minuscules, comme rentrés dans le bas ventre, parfois énormes, pendant bien plus bas que l’extrémité de la verge. Il était étonnant de voir combien la nature ou le bon Dieu, avaient mal proportionné tout ça, certains Hercules emphatiquement musclés, étant pourvus d’appendices relativement petits ; certains minables gnomes révélant, trésors en jachère sans doute, de gigantesques instruments. "Tout cela", sans aucune théâtralisation qui l’érotisât, s’exposait à moi, dans la lumière crue, glaciale et clinique des néons, comme autant de quartiers de viandes pendus à des crocs dans l’entrepôt frigorifique d’un boucher. Et c’était pourtant "tout cela" que des femmes, transmuées en Bacchantes par le désir, pouvaient aduler, adorer, idolâtrer, bouffer, essorer... Mystères de l’amour ? Le Phallus. Je pris une douche froide. Puis, me séchant au vestiaire, devant un grand miroir, je me contemplai en pieds, Narcisse penché sur son étang de verre vertical : tout nu. La carcasse n’était pas trop mal bâtie, tirant sur le blanc, semée de taches de rousseur (la peau de Bretonne de maman), buissonnante de poils noirs frisés (le sang méditerranéen du papa), le ventre un peu ballonné (approche de la cinquantaine) le sexe sombre, le visage encore jeune, les cheveux bruns ,abondants (pas un poil blanc encore ou presque). Tamako, donc, apparemment, avait envie de "ça" et "ça" c’était ce que je voyais, là, debout dans le miroir, ce gros vers blanc velu.MOI !

Je sortis du Sport-Club, aperçus, de dos, monstrueuse matrone, la statue de la Republique, place du même nom, qui , depuis un siècle, soulève d’une main coquette sa pesante jupe de bronze empesée...

J’allai déjeuner à l’Anjou-Normandie, tout proche... Il était 13h40 . Un compte à rebours commençait jusqu’aux 15 heures de notre rendez-vous. J’avais __et ce repas pour moi était moins un acte de nutrition que de méditation __ une heure et vingt minutes donc pour me remettre les yeux en face des trous, retrouver mon équilibre et __me rassemblant autour de mon centre de gravité égaré__ saisir l’extrémité du fil grâce auquel, dès lors que j’aurais commencé de tirer dessus, se déroulerait l’écheveau de mon désir. Car c’était le fil de mon désir perdu que, piochant bouddhistement dans un morceau de veau froid ou un gâteau au chocolat "Forêt noire" en trempant mes lèvres dans un verre de Chinon, je recherchais. Ma conscience, mise en demi sommeil (comme on baisse le régime d’un moteur), je laissai en moi se désembobiner le film de mes associations d’idées, scories dont je me purgeais, me purifiais, comme un cargo vide ses soutes avant d’entrer au port. Exercice spirituel comme un autre...

Des bribes de conversations me parvenaient des tables voisines où déjeunaient des employés de la Societé Générale : "Il a des côtés intéressants à côté de côtés tyranniques" disait l’un. "Il ne faut pas se trouver dans sa ligne de mire" affirmait l’autre. Sans doute parlaient-ils d’un chef de service mauvais coucheur. Ils travaillaient. Travaillais-je ? Je buvais un peu de café puis un peu de vin rouge , en mélangeant les saveurs, les dosant, comme si mon corps, mon être, fût quelque shaker où se préparait le plus subtil et parfait cocktail. Je m’assaisonnais, me farcissais, cuisinier de moi-même, pour mieux m’offrir à Tamako : salé, sucré, poivré __cuit à point ! Ca marchait... à peu près. Les pièces de mon être dispersé commençaient de se rassembler. Derrière le bar un garçon en tablier noir et bras de chemise, cueillait régulièrement devant lui, dans l’évier à moi invisible, un verre à pied qu’il essuyait d’un geste lent et assuré avec un torchon blanc à rayures rouges, et déposait sur une étagère, dans son dos (où d’autres verres semblables étaient alignés comme des soldats à la revue) après l’avoir un instant élevé au dessus de sa tête, tel un prêtre son calice, pour voir en transparence si quelque malpropreté n’en maculait pas encore les parois cristallines. Sur le quadrilatère de la table, la bouteille de Chinon, une cruche à eau en grès jaune Pastis 51 et ma tasse de café formaient une nature morte à la Willem Claesz. La tasse de café était blanche, sa matière, épaisse, grossière, pulpeuse, dirais-je presque. J’y bus à nouveau. Le liquide sirupeux en poissa délicieusement mes lèvres : et j’imaginais boire ainsi au corps, au ventre même de Tamako que j’eusse voluptueusement saisie par une mystérieuse mystique anse.

Chez moi je me préparai un nouveau café et, m’installant dans un fauteuil marron à tubulures d’acier chromé, je fis semblant de feuilleter un vieux numéro de l’Illustration 1937 sur l’Exposition universelle : l’aigle nazi, en haut de sa colonne, et une couple de kolkhoziens colossaux brandissant une faucille et un marteau, s’y affrontaient en couverture, au pied du Trocadero. 15h approchaient. Régulièrement mon oreille se dressait quand j’entendais, qui résonnaient dans la cour intérieure où donnaient mes fenêtres, le bourdonnement d’insecte du digicode qu’on déclenchait à la porte de l’immeuble, et l’espèce de claquement qui retentissait quand on ouvrait celle-ci. Il était encore trop tôt. Ca ne pouvait être elle. Je pissais (il faudrait que je change un jour le siège cassé des toilettes, me répétais-je depuis cinq ans) quand je fus surpris, n’ayant entendu aucun pas dans l’escalier, par la sonnerie de ma porte. Je branchai à la hâte le répondeur de mon téléphone, pour ne pas être dérangé, et allai ouvrir...

"J’étais émue, me dirait longtemps plus tard Tamako, je respirais fort. J’avais pris, quelques instants auparavant, un café, au Baromètre, rue Oberkampf... Mon ventre me faisait mal. J’avais mes règles. De ce fait je me sentais un peu rassurée, protégée. Il ne pourrait "rien se passer", pensais-je. Quand, après le café, je me suis retrouvée au pied de vos escaliers, je me suis arrêtée un instant pour souffler. J’ai regardé de bas en haut la spirale de la rampe allant en s’étrécissant de palier en palier jusqu’au plafond du dernier étage dont on ne perçoit qu’un petit ovale peint en blanc. Cet "espace" m’a paru joli. J’ai grimpé les marches. J’étais surprise que votre nom figure sur la porte, en général les Français n’y inscrivent que leurs initiales ou un numéro. J’ai sonné. J’ai entendu des pas. Votre visage a surgi dans l’entrebâillement. Vos cheveux étaient plutôt dépeignés et raplatis, vos yeux cernés et tristes, renfoncés, vos lèvres épaisses, potelées...

On peut dire que les témoignages des deux protagonistes (moi-même et Tamako) concordent dans les faits subséquents : Tout est venu d’elle. La porte à peine refermée, il s’est passé quelque chose de magique __dont je serais incapable, a posteriori, de restituer la mise en scène __qui fit qu’elle me tomba aussitôt dans les bras. On peut parler peut-être d’un champ magnétique dans lequel nous avons été tous deux aimantés l’un vers l’autre. Nous nous sommes embrassés (Un baiser léger puis profond, écrit-elle dans son journal. Il a des cheveux doux où les doigts passent facilement... ). Sa bouche m’a parue tendre et fraîche et comme, de mon bras droit, je l’enlaçai à la taille, j’eus l’impression que celle-ci sans cesse se dérobait à mon étreinte, comme la vague déferlante, par son ressac, se dérobe au rivage. Son corps était fragile, immatériel eût-on dit. Je la caressais. Elle murmura alors ("Parce que je devais dire quelque chose, il le fallait", expliquera-t-elle plus tard) : "Faites moi visiter !". Elle posa son sac (un petit sac à dos en nylon marron, comme c’était alors la mode) sur le canapé, traversa le salon, passa à côté, dans mon bureau, examina une carte de Shanghai datant de 1930, regagna le couloir, jeta un bref pudique coup d’oeil à la chambre... __Je zone ici, dis-je. Immédiatement, à sa façon de regarder, je fus rassuré. Le délabrement "poétique" des lieux lui plaisait. Il semble même qu’elle l’idéalisa un peu. Aveugle à ma moquette râpée, elle fut sensible à l’esthétique des clartés diverses où baignait chaque pièce du fait de la couleur des rideaux (indigo pour la chambre, jaune d’or pour le bureau, crème pour le salon) déteignant, comme dans une lumineuse lessive, sur les flots de soleil filtrés par leur étoffe. Les feuilles épaisses, rondes, nervurées, vert foncé sur le dessus, et grenat en dessous, des plantes grasses du salon l’intéressèrent aussi, et la beauté du jour jouant à leur surface vernissée... Elle repéra un cendrier bleu calant la porte des toilettes (la poignée en était cassée) croyant qu’il s’agissait d’un bol destiné à un animal, "Vous avez un chat ?". Elle juga la teinte du canapé "couleur de terre" et celle du fauteuil en Skaï marron "rouge haricot". Je la fis asseoir, comme prévu, sur le canapé. Jetant un oeil à la couverture de Détective, elle trouva les apaches et les marins très beaux : "des durs". Elle se débarrassa de sa veste de jean bleu. Elle portait en dessous un chemisier sans manches fendu devant et un pantalon de satin. Aux pieds des chaussures à brides en daim noir. Je fis un saut à la cuisine, revins avec dans une main une bouteille de champagne, dans l’autre de l’eau gazeuse. __Quelles bulles voulez-vous ? Elle désigna l’eau du doigt. Je n’en decidai pas moins d’ouvrir le champagne, lui rappelant la scène pathétique et drôle de Ninotchka où la "camarade" Greta Garbo, dans le luxueux appartement de son amant parisien, feint une soudaine crise de conscience politique : ne trahissait- elle pas sa patrie et le communisme ? Son amant , par jeu, lui bande alors les yeux avec une serviette, la colle à un mur (comme au mur de mon bureau étaient scotchées les victimes de Staline) et, braquant vers elle une bouteille de champagne, en fait péter le bouchon __écho joyeux aux salves des pelotons d’exécutions qui continuaient de retentir en Union soviétique ! Je fis de même : un geyser de vin mousseux jaillit. Non, elle ne boirait pas d’eau ! Paris serait une fête ! Nous entrechoquâmes nos coupes ; "Kampaï" dit-elle, "Santé !". Elle but un petit peu. J’avalai une gorgée que je conservai dans ma bouche et, dans un baiser, l’instillai entre ses lèvres. __C’est comme ça qu’on embrasse à Paris.

Longtemps plus tard, quand je relirais les notes que j’avais prises sur cet après-midi enseveli, j’eus le sentiment que je n’en avais retenu __ ou croqué, comme on dit d’un peintre__ que les détails les plus grossiers, les plus anecdotiques, et que rien n’en demeurait de ce qui l’avait hanté, animé, magifié : le désir ? L’essence s’en était évanouie. Et je ne tisonnerais plus, dans l’âtre du souvenir, que des cendres froides. Je lui avais ôté son chemisier, son soutien gorge noir...Et, la dépouillant de ces signes de satin et de soie, qui l’ancraient, du fait des modes, dans une époque bien définie, je vis s’incarner bientôt devant moi, atemporelle en sa nudité, mais chaude et douce, l’estampe même de Hashiguchi Goyo sur laquelle j’avais rêvé. A genoux à ses pieds, je lui avais dit : "Je suis moche, vous êtes belle", phrase qui figure dans son journal. Et ce fut comme si j’embrassai sacrilègement les seins, le ventre, la chatte d’une oeuvre d’art arrachée au carcan de son cadre, de sa toile et du musée qui l’abrite. C’était au demeurant une oeuvre d’art très réaliste et sujette aux avatars de la physiologie. __Je suis incommodée, dit-elle. __Ca ne fait rien, dis-je, je te caresserai,c’est tout.

La prenant d’une main à son poignet gracile, empoignant de l’autre le goulot de la bouteille, je l’avais entraînée vers la chambre __ vers le lit d’où, d’un coup, j’avais retiré la couette et le tissu de batik grenat qui la couvrait. Elle avait dit : "On va salir les draps". J’avais dit : "Je mettrais une serviette". Elle avait dit : "Où sont les toilettes, je vais enlever quelque chose"... Elle s’était rendue aux toilettes, à l’autre bout du couloir. J’avais étendu une grande serviette rouge sur les draps gris. Quand elle était revenue, il lui avait semblé, en voyant au sol la couette, gonflée de plumes, que ce fût un gros nuage flottant à la dérive sur quoi on eût jeté un batik. Je m’étais retrouvé à ses côtés, sur le lit, elle allongée sur le dos, moi sur le flanc, surplombant de mes yeux son visage que j’analysais, je scrutais, entre deux baisers. Dans un miroir art-déco, accroché à la tête du lit, et dans un autre plus grand, placé à son opposé, contre un mur, nos corps arrachés aux trois dimensions vivantes du monde, écrasaient leurs froids reflets cassés aux angles des cadres. __Ils sont bien placés les miroirs, dit le Haschiguchi Goyo. Et d’ajouter : Tu es fou !

Cependant je continuais d’examiner son visage, et plus particulièrement ses yeux qui, comme je l’embrassais, semblaient, par cette perspective rapprochée, l’un à l’autre s’accoler comme les feuilles vis-à-vis d’une fougère. __Tes yeux, dis-je. __Mes yeux nus, dit-elle, faisant écho au mêmes mots qu’à la sortie de Ninotchka je lui avais dits.

Et je me remettais à scruter leur énigme : l’étrange commissure interne de leurs paupières. Savait-elle comment on appelle cette partie du corps en Français ? Le larmier, parce que les larmes y prennent naissance. Et comme si j’eusse voulu boire à leur source ses inexistantes larmes, je baisai ses yeux et, chose qu’a ce jour je n’avais jamais faite, je les lechai, glissant ma langue entre ses paupières rétives, hanté bientôt par le désir fantasmatique de les arracher d’un coup de dent à leurs orbites ensanglantées et de les gober __comme on gobe une huître. Et comme pour m’approprier son regard.

Elle sentait bon, ou peut-être n’était-ce que le parfum dont elle s’aspergeait qui sentît, son corps, pas plus que le parchemin d’une estampe, ne semblant avoir d’odeur. Je nageais, je flottais dans ce parfum, n’éprouvant plus la crainte, qui m’avait au départ tenaillé, que tout fût trop tôt gâché, et que le roman avortât à son premier chapitre. Le geste prosaïque de piquer un préservatif dans le tiroir de la table de nuit et de l’enfiler, ne me troubla pas (Sa façon de prendre le préservatif dans la table de chevet et de le mettre est habile, écrirait-elle). J’entrai en elle comme j’étais entré dans l’aura de son parfum et, sur les miroirs, nos corps démultipliés ne cessèrent de s’aimer. Régulièrement j’avalais un goulée de champagne que, dans un baiser, j’insufflais dans sa bouche."Quand on s’aime, l’alcool ne rend pas malade" lui dis-je, comme elle craignait de l’être. Et, la mangeant, la buvant, la humant, la pétrissant, je lui demandais pourquoi elle, si fine, si mince, si élégante, pouvait aimer les blancs si gros, si lourds,si poilus, si moches et qui puent ! "Il y a plus à manger" dit le Hashiguchi Goyo qui, non plus que les dialogues osés légendant les peintures pornographiques de la période Edo, ne manquait de truculence. Je fis cette réflexion que les blancs cherchaient dans les jaunes le contraire de ce que les jaunes trouvaient dans les blancs, chez les uns la finesse, l’élégance des lignes, le parfum léger des chairs ; chez les autres la massivité, l’abondance de viande, les forts fumets. J’evoquai l’écrivain femme Yamada qui avait choqué le Japon en décrivant les amours d’une japonaise et d’un noir. __Ca a dû secouer les machos nippons, dis-je. Elle dit que les machos nippons avaient la trouille des femmes qui ,comme elle, avaient un peu vécu et voyagé, et de toutes les femmes en général ; que plus ils avaient peur, plus ils devenaient machos,et plus ils étaient machos, plus ils avaient peur ! Et cependant je continuais de la prendre et de distiller dans sa bouche de nouvelle gorgées de vin. A un moment elle se frotta les lèvres avec un geste de chat, en ôta du bout des doigts un cheveux qui s’y était collé et, d’une pichenette,s’en débarrassa. __Une arête de champagne, dit-elle J’éclatai de rire. Jamais, à ce jour, oenologues ou rhétoriciens n’avaient ouï dire que le vin eût des arêtes. Je pris la bouteille, pressai mon pouce contre le goulot de façon à n’en laisser qu’une petite partie ouverte, la secouai en la braquant vers la poitrine de Tamako. Le liquide pétillant et glacé jaillit sur sa peau en sueur. __J’inaugure, m’exclamai-je, tout en continuant de la prendre. J’inaugure le paquebot Tamako. Est-ce que tu sais ce que veut dire inaugurer ? Et j’évoquai la bouteille de champagne que l’on brise sur la coque des navires qu’on s’apprête à mettre à la mer. Le coup de fouet du liquide froid sur la chair chaude et transpirante provoqua en elle un spasme (La fraîcheur a surpris ma peau qui s’est rétractée écrit-elle). Son tronc s’arc-bouta épanouissant sa cage thoracique et sa poitrine. Je jouis en elle. Elle eut beaucoup de plaisir, mais il ne me sembla pas qu’elle eût joui. Quelques instants plus tard j’avais voulu me retirer d’elle. Elle m’avait dit, me retenant de ses deux mains à la taille, comme un naufragé sa bouée. __Non, ne t’en va pas !

Je restai en elle. __Est-ce que tu es amoureux ? me demanda l’estampe, comme pour vérifier si la phrase que je lui avais ___ ou aurais __dite à la sortie de Ninotchka n’était pas un jeu. Je retorquai que je n’aimais pas m’exprimer ainsi, directement, et, lui expliquant ce qu’était une litote, je lui citai la réplique du Cid : "Va, je ne te hais point !". Elle me dit qu’elle avait des places pour une prochaine représentation de Phèdre, me demandant si je voulais y aller avec elle. J’acceptai. Entre temps j’avais ouvert une nouvelle bouteille et nous continuions de boire, nos bouches s’entreservant l’une à l’autre de coupe car, échanson d’amour, elle s’était mise elle même à boire au goulot et à me régaler des rasades de ses lèvres. Ainsi, étalés sur le lit, à demi ivres et continuant de nous étreindre l’idée que nous étions deux clochards (...deux SDF métaphysiques !) affalés sur un quai de la Seine, en marge de la société __ et du Réel __ me vint à l’esprit, et je la lui confiai. Nous nous étions retrouvés, à ce moment de nos ébats, la tête aux pieds du lit. Regardant dans la grande glace placée là, où se reflétait le miroir situé à son opposé, j’y vis, répercutée par celui-ci, l’image de ma grosse croupe moche de gros-blanc-qui-pue, large, poilue, obscène, s’agiter, rythmiquement, entre l’image de ses deux cuisses d’ivoire brun, écartées, écartelées, comme d’un faon mis à l’équarissage. J’en éprouvai __ à cause du contraste esthétique des deux corps sans doute__ je ne sais quelle envie de destructrice violence et, la prenant avec plus de rage profanatrice, je jouis en la faisant jouir. Son visage se crispa en une grimace comme de souffrance. __Je veux être une pute, une folle de baise, dirait bientôt ma loquace et gouailleuse estampe. Tu veux être mon mac ? Ou encore : __J’aime cette odeur de transpiration ! L’air confiné stagnant depuis des heures dans l’alambic de la chambre obscure, distillait un parfum d’écurie, fauve , épais, capiteux, ammoniaqué . __Tu es une allumée, dis-je. Son visage, que zébraient des mèches noires et folles ( la gangue de cuir de ses cheveux gominés ayant explosé dès mes premières caresses) n’avait plus rien du masque de la Jap arrogante, ni du joli minois enjoué de la "petite chinoise". On ne sait quelle expression de jubilant délire l’illuminait, faisant sourire ses yeux ecarquillés. __ A ma dixième réincarnation, de perfectionnement en perfectionnement, je deviendrai la plus grande des putes et toi ? Je lui dis, en souriant, qu’au terme de mon Karma j’atteindrais la situation enviable et si confortable de fonctionnaire à l’Unesco. Qu’elle se trompait d’ailleurs d’époque : celle des grandes courtisanes avait passé. La libération des moeurs les avait reléguées au rang d’espèces disparues, avec les dinosaures. Trop de concurrence ! Il était révolu le temps où telle héroïne de Balzac pouvait "gérer" cinq ou six hommes à la fois, les rançonnant copieusement et faisant croire à chacun qu’il était le père de l’enfant qu’elle portait. Tamako , très très interessée,se promit de lire le livre concerné : La cousine Bette. Nous fîmes des plans en vue de grandes randonnées poético-touristiques dans Paris : on se mettrait des nikes, une casquette de base-ball, et on irait voir la Tour-Eiffel, Ray-ban sur le nez et Minolta en bandoulière."Et la Joconde !" s’exclama-t-elle. Avisant une photo de femme, en noir et blanc, signée Harcourt, posée sur une bibliothèque, elle me demanda qui c’était, me disant qu’elle la trouvait belle. Je lui dis que c’était ma mère, à 25 ans : avant-guerre donc. Une photo d’artiste. Elle jouait au théâtre à Paris.... Partie en Algérie, en 1940, elle s’était mariée avec mon père, juif d’origine portugaise... et y était devenue folle (...Sa mère n’arrêtait pas de parler, le jour et la nuit, écrit Tamako dans ses carnets. A l’extérieur c’était la guerre d’Algérie et, à l’intérieur, chez lui, sa mère folle. Toute son enfance il a lutté pour garder aux mots leur sens. Il m’a dit : J’écris pour ne pas devenir fou).. Tamako m’assura que j’avais les mêmes yeux égarés que ma mère, la même bouche ...sexy, avec une grosse lèvre en bas et une petite en haut.

Quant à moi, reprenant conscience, grâce à elle, de l’existence oubliée de cet antique cliché où, conservée hors du temps, et comme cryogenisée sous son glacis, survivait une "maman" de 23 ans ma cadette, je compris combien aux yeux étrangers d’un Japonais cette jeune-femme d’autrefois, si pâle, avec son haut front dégagé, ses cheveux mi-longs crantés, ses faux-cils et ses sourcils épilés redessinés d’une trait de crayon qui les rehaussait__ devait être EXOTIQUE. Aussi exotique que les apaches, les putes et les matafs des boites de la rue de Lappe... Maman, j’en prenais tout à coup conscience parce que je l’avais ainsi distanciée, eût pu très bien jouer un rôle d’espionne ou de femme fatale dans mon roman sur les années trente __ ou dans Ninotchka. __Elle est chic dit Tamako. il n’y a plus ces élégances aujourd’hui. ...

Lui caressant l’échine, je dis,en plaisantant : __Vous savez, j’ai été gentil pour l’instant, mais la prochaine fois ce sera le fouet, les chaînes, le couteau, je vous couperai en morceaux ! Je vous boufferai... __Il y aura une prochaine fois ? Il était 19h 40. Nous n’avions cessé de nous étreindre et nous entre-dévorer depuis 15 heures, tout en parlant, parlant ,parlant. Un de mes leitmotivs avait été aussi : il faut que je m’enferme, que je travaille, il faut que j’écrive... Et j’avais évoqué une maison, au fond des Cévennes, où j’avais coutume de me couper du monde. Je lui répétai qu’elle était belle. A genoux sur le lit elle dit : __C’est vrai avec mes pattes courtes et tout ? Elle avisa, posée sur un chauffage, une étoffe de soie chinoise. __C’est quoi ? __Un pantalon chinois. __De femme ? Puis ajouta : __Attention je pourrais être jalouse. Je lui avais parlé de cette Chinoise de Shanghai, récemment rencontrée, et que je devais revoir prochainement. __Vous cocufiez votre amant et vous vous permettez d’être jalouse ?

Elle se leva. Le "vieux", lança-t-elle, l’attendait a 20h30... Dans la salle de bain elle me demanda quel était mon parfum, me disant qu’il sentait très bon : l’encens. Sortant tout le matériel nécessaire de son petit sac-à-dos, véritable baise-en-ville, elle se frotta les dents, se nettoya les oreilles, se savonna, se doucha, se pommada, se parfuma et, geste que je lui verrais faire des vingtaines de fois depuis, elle peignerait en arrière ses cheveux mouillés, ce qui lui donnait l’allure d’un phoque luisant émergeant des flots, et les plaquerait sévèrement sur son crâne avec du gel. Elle se recomposait ainsi son masque de Jap froide, arrogante, impénétrable (..De l’espion soviétique Richard Sorge, dont nous avions parlé, qui couchait avec les geishas et s’enivrait au saké sans jamais perdre la tête ni livrer ses secrets, elle avait dit : "Je pourrais être comme lui !"). Enfilant son sac à dos et franchissant le seuil de ma porte elle ajouta : "J’ai l’impression d’aller rejoindre mon mari et mes enfants".

Nous nous quittâmes sur le palier. "Sayonara dit-elle, au revoir". Elle fit un faux pas, faillit glisser sur la première marche, retrouva son équilibre. Penché sur la cage de l’escalier, je vis courir sa fine main d’ivoire tout au long de la spirale brune de la rampe en bois usée, graisseuse, patinée par tant d’autres mains qui, fugaces, l’avaient subrepticement caressée, l’imprégnant de leur sueur coupable, avant de s’évanouir, là-bas, tout en bas, à l’extrémité finale de sa volte...

Au bas des marches l’agent secret Tamako OO7 disparut.

J’enfouissais mon nez dans les draps. Ils embaumaient son parfum. Au matin je trouvai dans le lit deux préservatifs, dont un teinté de sang. J’eus, pour la première fois de ma vie, je ne sais quel remords à jeter à la poubelle ces étranges prosaïques étuis, mystérieux symboles de notre Modernité. Les allongeant sur la moquette, au milieu d’un bric-à-brac de livres et d’habits étalés là, je les prendrais en photo : comme un médecin légiste deux cadavres découverts dans un sous bois. Le titre d’un livre, figurant par hasard sur ces clichés, m’attira quand, un an plus tard je les feuilletterai. Il s’agissait d’une étude sur les artistes allemands, écrivains et cinéastes, exilés à Hollywood avant-guerre : Strangers in paradise.

Carnets de Tamako : Le lendemain j’avais des courbatures partout.