Morgan Sportès

Entretien avec la revue Synapse

Mardi 17 avril 2007 Bienvenue sur medspe.com

Entretien avec Morgan Sportès

Interview réalisée par Q. Debray

Le vaste talent littéraire de Morgan Sportès lui a permis de conjuguer l’évocation, l’invention et la narration. Plusieurs de ses livres, essais et romans, traitent de l’Extrême-Orient où il a vécu (Siam, 1982 ; Pour la plus grande gloire de Dieu, 1993 ; Ombres siamoises, 1994 ; Tonkinoise..., 1995). La Dérive des continents (1984) raconte une aventure mexicaine. L’Appât (1990) qui fit l’objet d’un film de Bertrand Tavernier avec Marie Gillain étudie le processus criminel à partir d’un fait divers réel. Rue du Japon, Paris (1999) est un roman d’amour prenant et fougueux qui redécouvre à l’époque contemporaine tout le mystère de la passion romantique. Outremer (1989) et Solitudes (2000) nous parlent de l’Algérie à des époques différentes, lors de l’enfance de l’auteur, dans les années cinquante, puis en 1980. Au cours de cet entretien, Morgan Sportès nous fait sentir toute la précision et l’authenticité de l’investigation littéraire.

Quentin Debray : Morgan Sportès, vous êtes écrivain depuis de nombreuses années, depuis 1982. Contrairement à certains de vos contemporains qui font une littérature franco-française, très parisienne, qui sort difficilement du 5e ou 6e arrondissement, vous réalisez une littérature d’exploration qui voyage aisément dans le temps et dans l’espace. Vous vous êtes consacré à différentes régions du monde, l’Asie du Sud-Est, l’Algérie dont vous êtes originaire. Cette excellente façon d’explorer la nature humaine, qui n’est pas si fréquente aujourd’hui, renoue avec une tradition efficace et agréable. Quand vous commencez un roman ou un récit, vous vous documentez beaucoup ; tout en même temps l’expérience personnelle transparaît. Votre dernier livre qui se dénomme Solitudes est un peu l’entrecroisement de ces directions puisqu’en même temps que vous narrez votre séjour en Algérie en 1980, vous racontez comment vous y avez écrit un roman qui était consacré au Siam. Comment peut-on concilier l’écriture, la documentation historique et la vie que l’on mène tous les jours ?

Morgan Sportès : Vaste question. Je suis né dans une colonie, à Alger, et mon rapport à la France est problématique. Ma mère était bretonne et mon père juif pied-noir d’origine portugaise. Je me suis toujours senti en porte-à-faux. Si je suis tout à fait de culture française, j’ai toujours une distance par rapport à la France. Il y a une espèce de Méditerranée métaphysique que j’ai traversée. C’est ce que je raconte dans mon livre Outremer où j’évoque ma jeunesse. Après l’indépendance de l’Algérie, quand je suis venu en France, je ne me sentais pas réellement chez moi, j’étais chez moi dans les livres mais je n’étais pas chez moi dans le pays. Je trouvais les Parisiens un peu étriqués, qu’ils manquaient un peu de générosité. Quand j’étais lycéen on allait au café avec les copains, chacun payait sa part. Pour un Méditerranéen c’est impensable parce que chacun paie sa tournée. Il y avait un divorce culturel, un hiatus. Dès que j’ai pu je suis parti à l’étranger, j’avais un désir de fuite. Au début je n’allais pas trop loin. Et la première fois que j’ai foutu le camp c’est grâce au service militaire, je suis parti en coopération en 1973, ils m’ont envoyé en Thaïlande, à Chiangmaï, au nord de la Thaïlande. J’avais 22 ans, c’était encore la guerre du Vietnam, il y avait la présence de l’armée américaine en Thaïlande. C’était un monde complètement fou. Il fallait imaginer Bangkok ou Chiangmaï avec la présence américaine, avec les gars qui devaient partir au casse-pipe, et allaient auparavant se défoncer dans les boîtes de nuit. C’était un monde assez hallucinant pour un jeune homme de 22 ans qui n’avait jamais mis les pieds en Asie. Il n’y avait pas de touristes du tout. C’était un monde réellement exotique dans le sens anthropologique du terme, dans le sens Lévi-Strauss. Et cela était une jouissance infinie pour moi autant de regarder l’autre que d’être regardé par l’autre. Je me souviens à Chiangmaï que les gens, surtout les jeunes femmes, me regardaient comme un produit exotique, comme quelque chose de bizarre, il n’y avait pas beaucoup de blancs. Dans les campagnes on était carrément des martiens. Les gosses se jetaient sur nous pour nous tirer le nez, les poils parce qu’ils n’avaient jamais vu cela. Et cela est une sensation assez salutaire, jouissive. C’est cette expérience fortement marquée de marijuana que je raconte dans Siam. C’est un livre très difficile à lire parce que le style est très compliqué. Je raconte comment je suis parti là-bas à 23 ans comme prof. Je fumais une dizaine de joints tous les soirs, je buvais de la marijuana en infusion. Chaque nuit était comme un film hallucinogène. Et j’ai été expulsé au bout de six mois parce que les cours que je donnais étaient parfois bizarres. Mais j’ai été contaminé, j’ai pris la maladie de l’Asie et j’en suis tombé amoureux. Mais cette maladie existait chez moi depuis mon enfance parce qu’en Algérie, je me souviens, la lecture de Loti. Je raconte qu’il y avait un livre d’anthropologie raciste complètement archaïque de la fin du XIXe siècle caché dans la bibliothèque de maman et que je lisais en douce parce qu’il y avait des photos de femmes de toutes les races, avec leurs mensurations, nues. Celles qui me plaisaient le plus, c’étaient les femmes asiatiques. Cela me faisait rêver. C’était une façon pour moi de sortir de ma peau, de mon être, de me distancier. C’est comme un point de vue extérieur.

Q.D. : Quand je lis Outremer qui raconte votre enfance en Algérie, je suis frappé de la distance entre la population pied-noire et la population des Algériens concernant les rapports entre les adolescents. On a l’impression que les jeunes filles algériennes, que j’imagine assez jolies, n’existent pas. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas d’esquisses de relation amoureuse. Vous me direz que je suis bien naïf. D’un autre côté, les pied-noirs semblaient obsédés par la culture française, plus que par les courants internationaux et autochtones. Mon maître Yves Pélicier, pied-noir d’origine, était ainsi un homme d’une grande érudition classique, privilégiant les traditions grecque et latine. Que pensez-vous de cette division dans l’esprit et pas uniquement dans les mœurs ? M.S. : La société coloniale est une société raciste ; il faut bien comprendre cela. Moi j’étais raciste quand j’étais jeune. Il ne faut pas se leurrer. Aujourd’hui toutes ces choses-là paraissent lointaines mais il faut comprendre que quand on naît à Alger en 1947, comme moi, et qu’on grandit dans une société schizophréniquement divisée où dans les écoles il n’y a que des Français, on vit dans la peur et dans la haine. Les seuls mots d’arabe que j’ai appris quand j’étais jeune étaient des insultes. On vivait dans le racisme. Les gens qui disent que non, c’est bidon. C’était une société tout à fait raciste.

Q.D. : Et sur le plan amical, sentimental, tout était exclu ? M.S. : Tout à fait exclu. Les quelques fils de gros bourgeois algériens qui étaient dans le lycée, on parlait avec eux. Je suis resté jusqu’en 63, j’ai vécu l’indépendance, j’ai passé mon BEPC avec les jeunesses FLN, j’avais plutôt la trouille. Ils étaient tous là en uniforme, le foulard vert et blanc, j’étais le seul petit français. Je n’ai jamais eu aucun vrai rapport avec un jeune algérien quand j’étais jeune. C’était une société complètement fabriquée. On vivait dans des préjugés. Il y avait une distance énorme. C’était une distance raciale, culturelle, mais aussi sociale.

Q.D. : Pourtant les gens se croisaient dans la rue sans arrêt, chez les commerçants. M.S. : Les commerçants, c’était comme les épiciers tunisiens ici. On leur achète trois tomates et on leur dit bonjour au revoir. J’ai vécu la vague terroriste FLN qui a amené la peur. Quand j’étais petit, aller au cinéma devenait une aventure, on regardait sous le siège pour voir s’il n’y avait pas une bombe ; et ensuite il y a eu la vague terroriste OAS où on tuait les Arabes. J’ai vu une dizaine d’assassinats. Essayez d’imaginer les rapports de communauté déjà compliqués que la guerre approfondit.

Q.D. : Vous êtes malgré tout resté jusqu’en 1963. M.S. : J’ai vu l’indépendance, nous sommes partis en 62, puis revenus en 63 pour régler quelques affaires, et après nous sommes partis parce que c’était terminé. C’est ce que je raconte dans Outremer, démultiplié par le fait que ma mère est devenue folle. Je vivais la guerre à l’extérieur et la guerre à l’intérieur. Je vivais seul avec ma mère et je vivais la guerre contre la folie de ma mère. Ce qui est intéressant dans le personnage de ma mère, que je décris dans Outremer, c’est son discours paranoïaque. Le discours paranoïaque est très riche, comme celui de Céline dans Bagatelles pour un massacre, parce qu’il charrie tous les préjugés de l’époque aggravés, distordus. C’est un immense et foisonnant miroir déformant où toute la folie d’une époque est charriée, et on voit dans le discours paranoïaque de cette femme tous les poncifs racistes de la guerre, la Seconde Guerre mondiale, qui se mélangent à tous les poncifs racistes de la guerre coloniale. Du point de vue du langage la sémiotique est riche.

Q.D. : L’antisémitisme aussi ? M.S. : L’antisémitisme aussi. Mon père était juif et ma mère a développé un délire paranoïaque anti-juif et anti-arabe. Les rapports entre juifs et arabes étant eux-mêmes compliqués. Moi je me trouvais à la fois dans des rapports où je me faisais traiter de sale juif parce que je portais un nom juif, quoiqu’étant catholique. La vie est compliquée. J’ai un nom juif, mais je suis catholique, et je ne me reconnaissais pas en tant que juif à l’époque, et je me faisais traiter de sale Youpin à l’école. Et après je traitais de sale raton un arabe. Cela se passait comme cela à la sortie de l’école. Vous voyez l’effrayant pot-pourri que nous avions dans la tête. Ce que je dis est la vérité, c’est ce que j’ai vécu dans l’Algérie française. Les Allemands, vivant dans le régime nazi complètement enfermés dans le monde médiatique, colportaient eux-mêmes tous ces poncifs. Nous les écoutions à la radio, nous les trouvions dans L’Echo d’Alger. Sauf à avoir des parents possédant une culture un peu critique, on fonce dans le tas, on est dedans.

Q.D. : La métropole a dû se présenter comme un monde un peu plat, ni rassurant, ni confortant. Il y a peu de romans dans votre œuvre qui parlent de la métropole. M.S. : Outremer s’arrête avec l’indépendance de l’Algérie. Je ne raconte pas mon retour en France. Je le ferai plus tard. C’est très difficile, pénible. A mon retour en France ma mère a complètement déliré et nous avions perdu tout notre argent. Elle a été internée et moi je me suis retrouvé pensionnaire au lycée Hoche à Versailles. Nous étions très mal vus nous les pied-noirs à notre retour en France. Il y avait toutes sortes de clichés. J’ai découvert les communistes au lycée. Je ne savais pas ce qu’était un communiste. Ils disaient : “Toi, le pied-noir tu as fait suer le burnous”. Je me suis retrouvé devant ce type de barrière. J’étais une espèce de petit sauvage, je ne connaissais pas les codes, je ne comprenais rien aux codes de la société parisienne, versaillaise. J’étais assez à côté. Ensuite, je suis devenu étudiant. Pour continuer à parler de la France, par exemple, j’étais au quartier latin en 67-68, je faisais mes études à la Sorbonne en lettres, j’étais à Paris VII chez les structuralistes. Mai 1968, je n’ai jamais marché dedans et j’ai toujours pensé que cela venait de mon expérience algérienne. J’étais mithridatisé contre le discours politique et je ne pouvais pas marcher. Je vivais dans un foyer d’étudiants, rue de Vaugirard. Il y avait des trotskistes, des fachos, des maoïstes. Je regardais ça comme une comédie. Je crois que j’avais trop donné en Algérie où j’avais vu des manifs sanglantes. Je me baladais au quartier latin mais j’étais extérieur. Je jouais les dandys. Je n’aurais jamais pu militer. J’étais vacciné.

Q.D. : Par contre la littérature est apparue comme un domaine plus agréable. M.S. : Tout à fait. J’ai commencé à écrire des livres à 12 ans avec la Remington portable de mon père et cela m’a permis de ne pas devenir fou, cela m’a permis de recon

Synapse, juin 2001, N° 177