Morgan Sportès

Du Siam à la Thaïlande, 1687-2007, par Morgan Sportès

Du Siam à la Thaïlande - 1687-1973

Par Morgan Sportès, écrivain, auteur de « Pour la plus gande gloire de Dieu » (éditions du Seuil).

1973, octobre : Je débarque au Siam, en Thaïlande. J’avais 23/24 ans, j’étais une sorte de gamin, comme la plupart des Occidentaux de 23/24 ans de cette époque. J’étais militaire, coopérant. On donnait à l’époque la possibilité aux étudiants, en lieu de marcher au pas sous les drapeaux, d’être professeur pendant deux ans à l’étranger. La Thaïlande... Il faut comprendre ce que c’était, à cette époque, la Thaïlande, dans l’imaginaire d’un jeune Français. On ne savait pas à quoi ça pouvait ressembler la Thaïlande, en France, en 1973. On ne savait pas même où c’était. C’était une sorte de rêve orientaliste lointain. Tout juste la situait-on aux abords du Vietnam, à cause de la guerre. On savait vaguement que les Américains y avaient des bases d’où partaient les B52 pour arroser de napalm les « bodoï » d’Ho Chi Minh et de Giap. Le tourisme de masse n’existait pas encore, ni Nouvelles Frontières, ni le Club Med à Phuket. Il fallait un temps infini, avec plusieurs escales, pour arriver en avion de Paris à Bangkok. Moi j’avais un poste à l’université de Chiangmai : prof de littérature française.

La grande surprise exotique, ce fut d’abord le grand baiser chaud et moite que vous donne l’atmosphère du pays, quand on sort de l’avion, et qu’on n’a jamais mis les pieds sous les tropiques. La surprise se multiplia par la suite dans la rencontre des gens qui, pour la plupart, surtout dans les provinces, n’avaient jamais vu, ou quasi, un Occidental, un farang, un BLANC. Je me souviendrai toujours des grappes de gamins hilares s’accrochant à moi dans les villages du nord de Chiangmai, quand j’y débarquai à moto. Ils voulaient toucher mon nez trop long, tirer sur les poils de ma poitrine, me palper, comme un extra-terrestre. J’étais E. T. Mickey Mouse ! Ils faisaient la ronde autour de moi en criant, chantant, rigolant. On peut imaginer quel choc culturel encore plus surréaliste (avant la lettre) a pu représenter l’arrivée des centaines de mousquetaires français de Louis XIV, à la fin du 17ème siècle, dont je narre les aventures dans « Pour la plus grande gloire de Dieu ». Et c’est bien là une aventure, la plus belle aventure peut-être que puisse vivre un individu, par-delà les jeux d’intérêts politiques et économiques : cette rencontre, ce « choc » de deux mondes ! Il y a eu la conquête des Amériques, la colonisation faite dans la sueur et le sang, mais il y a eu aussi ce mystère de la confrontation d’hommes différents, cette magie, qui transparaît, même dans les textes les plus stupides, les plus racistes des romanciers occidentaux de l’ère coloniale. Que voulez-vous que je vous dise : la « Madame Chrysanthème » de Pierre Loti, roman français du début du 20ème siècle, plein de mépris pour le monde japonais, n’en est pas moins beau, parce que, malgré les préjugés qui ont fait écrire à cet auteur tant de sottises, sa sensibilité, très raffinée, a été émue par les beautés délicates du Japon. En travaillant sur les livres imprimés et les textes manuscrits des diplomates, curés et officiers français débarqués dans le Siam du 17ème siècle, on retrouve bien des clichés racistes, mais à côté de ces clichés, des moments de grâce où l’homme perçoit l’homme, la beauté de l’altérité, la belle étrangeté de l’Autre. Certains curés du siècle de Louis XIV trouvaient les femmes siamoises laides comme des singes...

Les choses ont changé Mais y a-t-il vraiment progrès ? Que penser de ces troupeaux de touristes occidentaux fauchés, pauvres hères modernes de la toute petite classe moyenne, qu’on trimballe, pendant leurs quinze jours de congés payés durement gagnés, de Pattaya à Phuket, et jusqu’à Ayutthaya ou Sukhotaï, en train, en bus, en bateau, comme un troupeau de moutons qui mangent, bêlent, boivent, suent, puent, regardent mais ne voient pas, écoutent mais ne comprennent pas. Le paysan français, auvergnat ou cévenol, du 18ème siècle ou du 19ème siècle, qui n’avait aucun espoir de sortir jamais de son village, en savait-il moins que les moutons touristiques du 20ème siècle qui ont parcouru le monde d’un pôle à l’autre, d’un Club Med au suivant ? Du moins, les soldats, les diplomates, les curés que j’évoque dans Pour la plus grande gloire de Dieu, aussi cruels et bornés fussent-ils, étaient des aventuriers. Partir au Siam c’était, à l’époque, couper les ponts pour des années - peut-être pour toujours - avec les siens, avec sa famille, sa patrie : risquer la mort, la maladie. Le voyage durait sept mois, via le Cap ! Sur sept cents soldats de la seconde ambassade française au Siam en 1687, cent moururent du scorbut pendant la traversée. Beaucoup d’autres périrent à l’arrivée : de dysenterie et du paludisme. Mais sans doute, quand j’ai moi-même débarqué en Thaïlande en 1973, ai-je ressenti quelques unes des impressions que les mousquetaires de Louis XIV ont éprouvées en y arrivant : et d’abord cette puissance écrasante de la Nature. La jungle, la forêt, grouillante d’une vie animale secrète, toute bruissante de cette vie secrète : fauves, insectes, reptiles, oiseaux. Bien sûr le touriste d’aujourd’hui ne peut rencontrer ces impressions ni à Bangkok ni à Pattaya, ou à peine. Mais, quant à moi, je les ai découvertes en me baladant à moto au nord de Chiangmai, dans les années 70. Je me souviendrai toujours de l’espèce d’extase qu’a éprouvée le vieux gamin de 20 ans que je fus quand je fonçais sur une route de terre rouge qu’on venait tout récemment de tracer dans la jungle... Soudain, la route inachevée s’arrêtait net, aux pieds de grands arbres. Derrière : la forêt infinie. La « civilisation », la « culture », symbolisées par cette route en terre rouge - une cicatrice rouge - s’inachevaient ici. Et à ce même endroit la nature reprenait ses droits.

Toutes ces routes là - où j’aimais errer à moto, au hasard - boueuses, pleines d’ornières, avec des ponts qui n’étaient souvent constitués que par quelques troncs d’arbre jetés vertigineusement au-dessus des rivières, sont aujourd’hui dûment goudronnées, des bornes kilométriques les ponctuent, des panneaux de signalisation. C’est ce qu’on appelle le progrès, la croissance économique, etc. Les routes, les autoroutes, les voies de chemins de fer qui se multiplient sur la surface de la terre, sont comme les rides qui sillonnent le visage de la planète. Avec la terre, nous vieillissons. Nous nous transformons. Nous mutons.

Uniformisation Le monde moderne est en train de secréter, à l’échelle internationale, une nouvelle classe moyenne qui, de Miami à Shanghai, de Bangkok à Paris et à Casablanca, commence à partager les mêmes goûts, bons ou mauvais, à consommer les mêmes produits, matériels et intellectuels - Matrix, Macdo, Kentucky Fried Chiken, Da Vinci code, Harry Potter - à s’habiller, à penser semblablement. Est-ce un mieux ? Remercions du moins les historiens, les ethnologues, les romanciers qui nous rappellent qu’il exista jadis des espèces d’hommes très différents. Pour mon humble part j’ai essayé de raconter, dans Pour la plus grande gloire de Dieu, qu’il fut un temps, il y a trois cents ans, de bizarres individus, qu’on appelait « farangset » ( bien différents des farangset d’aujourd’hui), portant de drôles de grands chapeaux hérissés de plumes de toutes couleurs, de drôles de bottes énormes, avaient débarqué au Siam, pour persuader les « fourbes » siamois « idolâtres », qu’il n’y a qu’un Dieu, le Dieu des chrétiens, et qu’ils devaient l’adorer sous peine d’aller cuire pour l’éternité en enfer. Monsieur George Bush (y croit-il ?), nous a sorti semblables discours - au nom de la démocratie cette fois, non du bon dieu - pour bombarder l’Irak. Mais les bombes aujourd’hui font beaucoup plus de morts qu’au temps du Roi Soleil, et gageons que les GI’s américains, partis au casse-pipe au Moyen-Orient, n’auront même pas pu jouir, les malheureux, de ce sentiment d’étrangeté, de mystère, qu’implique - ou qu’impliquait - toute rencontre avec des individus d’une autre culture, d’un autre monde : quand bien même on va à leur rencontre pour les assassiner.

M.S


Forum

  • Du Siam à la Thaïlande, 1687-2007, par Morgan Sportès
    18 octobre 2007, par Paul Martin
    Ce texte me donne envie de quitter mon travail tout de suite. Pour aller à l’étranger. Ca sent l’énergie, ca réveillerais presque mon corps tout mou d’employé de bureaux pseudo-cadre qui surfe sur internet pour combler les vides de sa vie de merde.