Morgan Sportès

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maos par Pierre Cormary

13/10/2006 Le kitsch et le sang Ce n’est pas Les bienveillantes de Jonathan Littell le livre choc de la rentrée, mais Les Maos de Morgan Sportès, haletant polar politique quasi ignoré par la presse, et dont on se serait laissé dire que des « pressions » auraient été exercées ici et là, surtout là, pour empêcher le livre de vivre sa vie. Les maoïstes, tels quels, ce n’est pas si souvent qu’on en parle - même si eux continuent de parler à tort et à travers, et c’est normal : ne sont-ils pas l’excellence indépassable de notre intelligensia ? Et ne leur devons-nous pas respect et reconnaissance pour nous avoir apportés liberté et prospérité ? Car comme le disait récemment Gérard Miller, "si la France d’aujourd’hui est un petit peu plus vivable que dans les années 60, elle le doit pour une part non négligeable aux maoïstes !", à quoi Philippe Sollers ajouta sans rire que "Le maoïsme en France a été quelque chose qui lui a permis de se libérer." Ben voyons ! On se rappelle la question métaphysique de Diderot, repris par Balzac dans Le père Goriot, si la mort d’un chinois peut nous apporter du bonheur, alors soixante-cinq millions ! En Chine comme en France, qu’aurions-nous été sans Mao ? De toutes façons, les bourreaux au bon cœur ont toujours eu plus la côte que les bourreaux sans cœur - c’est pour cela qu’ils ont duré plus longtemps et continuent de faire rêver. Ce qui compte, ce n’est pas l’enfer, mais les bonnes intentions. Lénine, Mao, Guevara, imputrescibles idoles ! Alors que Hitler, lui, n’a aucune chance de figurer sur un tee-shirt ! Comment peut-on simplement faire le mal pour le mal aussi alors qu’il est tellement plus efficace, plus fédérateur et plus gratifiant de faire le mal pour le bien ?

Soit Jérôme, ex-maoïste, ex-révolutionnaire, ex-poseur de bombes, qui en a assez de faire le bien et qui a décidé de se ranger. Une place agréable dans l’édition, une fiancée magnifique avec qui il fait l’amour comme un fou, un bel appartemment parisien, tous les plaisirs du capitalisme, le bien-être, la santé, la culture, l’amour, le sexe, les enfants à venir, et le pouvoir. Car il ne faut pas se leurrer : le capitalisme, c’est à la fois la laque que l’on se met dans les cheveux et la lecture de Chateaubriand - sur la tombe duquel Sartre pissa un jour. Le "salaud" n’est pas simplement le riche vulgaire, non, il est avant tout l’intello raffiné, amoureux des arts et des lettres, amateur de grande musique comme de langoustes à la mayonnaise. Cette langouste que, pour des raisons idéologiques, refuse de goûter "Obélix", l’ancien camarade pur et dur qui revient dans la vie de Jérôme en vue de le réintégrer dans leur combat... et lui remet dans les mains un révolver. Sa mission : éliminer le tueur d’un des leurs. S’il refuse, on le détruira, lui, sa carrière, son amour. Qu’importe que les chefs rouges soient eux-mêmes manipulés par des puissances invisibles ! L’important, c’est agir (qui dans la bouche d’un idéologue signifie toujours "détruire"). Pour Jérôme, l’engrenage idéal-assassinat recommence...

La réussite de ce roman tient d’abord par son rythme palpitant qui donne une idée de la frénesie idéaliste et meurtrière de ces années-là et qui n’est pas sans rappeller Cavale de Lucas Belvaux. Sauf que Sportès n’est pas romantique comme Belvaux. Des tracts aux traques, des discours aux fusillades, de l’apologie de l’homme nouveau à l’exécution physique des "hommes anciens", ce sont tous les rouillages de l’idéologie et de l’activisme que l’auteur de "L’appât" , non sans jubilation, met à bas. L’imagination au pouvoir. La mystique du sacrifice. les rêves éveillés des terroristes (faire sauter l’assemblée nationale !). L’embrigadement qui rend fou. Et par dessus-tout la bêtise innommable de cette "pensée". Dostoïevski avait raison : tout révolutionnaire est un démon ou un porc. Chez nous, la porcherie, s’appella Sartre, Beauvoir, Barthes, Foucault, Althusser, et aussi Serge July, Catherine Millet, Jacques Enric, Marin Karmitz, Pierre Guyotat, André Glucksmann, l’inévitable Sollers enfin. Depuis les porcs sont devenus d’autres animaux de la basse cour, qui un un coq au vin, qui un canard au foie gras, qui une dindes aux marrons, mais tous des chiens de garde... de la démocratie et des droits de l’homme ! Et l’on rirait franchement en relisant les déclarations les plus hallucinantes de nos maos, que Sportès a la bonne de reprendre à chaque tête de chapitre avant d’en constituer une grotesque bibliographie finale, si elles n’avaient pas participé au plus grand génocide du XXème siècle. Le maoïsme, "mélange de kitsch et de sang" comme aurait dit Karl Krauss...

Pour un maoïste, ce n’est pas simplement le système qu’il faut changer, mais la vie et l’amour, la connaissance et le langage. "La révolution doit enfoncer son glaive jusque dans les plus intime structures sociales et individuelles, art, politique, économie, psychisme, sexe, langue"(p 293) se rappelle Jérôme dans un de ses nombreux moments de délire. La révolution est autant économique et sociale qu’anthropologique et épistémologique. Tous les sentiments de classe sont à bannir. Dire "je t’aime" ou "oui" à la femme de sa vie est du plus répugnant bourgeois. Même la contemplation d’un coucher de soleil est anti-révolutionnaire. C’est le drame de Jérôme :

"Des soleils couchants, maintenant, il allait s’en mettre plein les yeux, il en redemanderait des soleils couchants, encore une tournée monsieur le bon dieu, comme il redemandait à Sylvie d’inextinguibles baisers. Son âme, son corps sevrés étaient assoiffés d’amour : de ces baisers innombrables, de ces soleils couchants immarcescibles qu’il avait ingénument sacrifiés à un absurde Minotaure ! Et il s’entendit murmurer alors un mot maudit qu’il avait jadis juré de ne jamais prononcer, mot niais sans doute, l’expression de roman de gare, poncif des sous-littératures humanisto-bourgeoises : "je t’aime"." (p 29)

Comme chez Houellebecq, la femme apparaît comme l’antidote idéale à l’idéologie. C’est elle qui assure la rééducation de l’homme par l’amour et inspire à Sportès le sanguin ses plus belles pages :

"Au départ, il l’avait aimé avec beaucoup de maladresse, comme un adolescent néophyte, mais avec une énergie folle, un besoin fou du corps de l’autre, de l’être de l’autre, quasi antropophage. Des barrages s’écroulaient en lui, dans le sexe, on le sentait. Une avalanche ! C’était un puritaitain, à l’âme, aux chairs nouées comme une camisole de force. Les trois premières nuits où ils avaient couché ensemble, il avait été incapable de quelque rapport que ce soit. Rien. Néant. Il se tenait allongé à ses côtés, transi, terrifié, un gisant de marbre. Il était émouvant ainsi, dans sa détresse. Elle l’avait pour ainsi dire bercé : et puis sa virilité s’était réveillée." (p 31)

Faire l’amour, c’est se retrouver dans la peau d’Adam et d’Eve, sous le regard de Dieu. Grâce à Sylvie, Jérôme est devenu un salaud sartrien, soit l’homme de "la vie vraie" et non plus de la "vraie vie" et dont l’existence "est enfin congruente à son essence" - une essence anti-révolutionnaire ! Car l’idéologie est affaire de physiologie et de métabolisme. Comme le disait Mao lui-même, cité avec ferveur par Foucault (p 375), il y a une différence (génétique ?) entre la nature bourgeoise et la nature prolétarienne - d’où la dimension proprement génocidaire des famines de son "grand bond en avant" et que d’anciens ou de nouveaux compagnons de route ne veulent toujours pas admettre. Le nouvel homme n’a besoin ni de laques ni de Chateaubriand, ni de tous les codes artificiels de la vie bourgeoise. Il doit apprendre à réégaliser ses désirs s’il ne veut plus être un salaud. Et pour cela, réapprendre à lire et à écrire, c’est-à-dire à intervenir lui-même dans le texte, "agir dans l’écriture" :

"Nous refusons que le public se laisse manipuler - comme jadis sous le totalitarisme nazi - par les structures fascisantes d’un récit conventionnel qui n’a d’autre but que d’annihiler le sens critique du lecteur, le transformant en consommateur passif de fiction, en veau l’engraissage ! Nous voulons que le lecteur soit acteur, auteur : qu’il "agisse" le texte. Non à l’auteur-Dieu ! Non à cette curaillonnerie ! L’auteur doit mourir, pour qu’au lecteur parle le seul Texte, la Langue, les mots, les sons, les lettres : la matière de la parole. La littérature doit devenir matérialiste." (p 75.)

L’écriture matérialiste. L’écriture-cri. L’écriture-corps. Ce que l’on ne pardonnera jamais à Sollers et consorts, c’est d’avoir "embrigadé" de force Artaud ou Joyce, et aussi Van Gogh, Hölderlin, Sade, Nerval dans leurs désirs mortifères d’un autre monde et d’un homme nouveau - comme si la singularité du génie pouvait se collectiviser (Artaud pour tous !). C’est d’avoir tenté de faire d’un phénomène poétique un phénomène politique, soumettant l’esthétique à l’idéologique et l’individuel à l’esthétique (les situationnistes ne feront pas autre choses). En gros, c’est d’avoir eu cette fausse idée généreuse que tous les manuels devaient devenir intellectuels.

Le pire est qu’avec la Révolution culturelle, c’est le contraire qui s’est passé. L’intellectuel forcé de devenir manuel, le prisonnier du Laogaï qu’on appelle "étudiant", le deux en un, la paire de bottes qui vaut Shakespeare et qui fait que Shakespeare ne vaut plus rien, les famines politiques pour mieux égaliser les désirs et les exécutions de masse pour corriger l’instinct aristocratique de l’homme, qu’il soit noble ou paysan, ce fut tout cela le maoïsme. Et c’était bon :

"...pourquoi ça nous a tellement fait jouir de voir humilier les universitaires, les artistes, ravaler la culture classique, détruire les antiquités, liquider les ancêtres, le passé, les quatre vieilleries..." (p 180)

Et gare au salaud qui osait résister :

"... et Jérôme se souvenait comment à la faculté de Vincennes avec quelques camarades ils avaient mis en sang, à coup de pied dans la gueule, un grotesque prof réactionnaire-bourgeois, soi-disant historien, qui prétendait que Staline, Mao, Hitler, c’était la même chose !".

Quelle abominable comparaison en effet ! Un sbire de Revel, de Furet ou de Leys à coup sûr... Quelqu’un en tous cas qui continuait à croire au Sujet, au Verbe, à la Langue. Alors que toute langue est fasciste, Barthes l’a suffisamment dit, car toute langue nous impose ses représentations bourgeoises, fondées elles-même sur d’odieuses séparations. Or, c’est sortir du règne de la Séparation qui importe le plus.

"Celle langue qui m’asservit, qui m’impose sa grammaire, ses graphies, son alphabet, son orthographe, ses idéogrammes, ses genres, ses nombres, cette langue qui m’assujetit en faisant de moi un Sujet, en faisant de moi ce Moi qui, tyranniquement, me sépare de Toi, m’empêche d’être Toi, m’enferme dans ma solitaire singularité, mon égoïste singularité, je ! je ! je ! me relègue dans l’enfer de ma Différence, m’impose la dictature d’un sexe, masculin/féminin (comme aux chiottes publiques hommes/femmes sont exclus l’un de l’autre), cette langue qui me soumet à la dictature d’une race, d’une nation, d’une culture, d’une vêture - d’un CORPS, jaune, noir, blanc, m’empêchant de me démultiplier dans l’Autre, de me conjuguer au pluriel du Nous, du Vous, d’être l’atome d’une masse agissante, d’un peuple en fusion, en REVOLUTION, assez assez de ces carcans qui quadrillent la planète des barbelés de leurs fuseaux horaires, de leurs longitudes, de leurs latitudes - de leurs FRONTIERES, de leurs douanes, de leurs taxations, de leurs pandores -, qui divisent nos anatomies en organes prédeterminés, prédécoupés, en orifices subjugués, auxquels une fonction est dictatorialement attribuée : je veux, moi mouah mouah, chier par ma bouche, manger par mon anus, pisser par mes oreilles, écrire avec ma bitte, te rouler une pelle avec ma chatte, je veux enculer mon père, gamahucher ma mère, engrosser ma soeur, que mon fils puisse être aussi bien mon frère, zr mon frère ma maîtresse, et ma soeur mon amant qui d’un godemiché m’encule, ainsi le fils de ma soeur par moi ensemencée ne sera pas mon neveu, et ma nièce foutue par mon grand-père accouchera d’un être qui sera tout aussi bien mon père. Repoussons à l’infini les frontières du possible, les horizons du monde - par un dérèglement de tous les sens ! Abattons le viellard Freud (ce juif !) comme nous avons abattu De Gaulle (ce fasciste maurassien !). Abattons toute loi ! L’humanité, réunie en une même masse indéterminée, un même magma magistral, constituera alors , à la fin de ces Temps (notre temps), et pour les siècles des siècles d’un Futur réinventé, une Résurrection de la chair et des âmes : vive le nouveau Christ-Roi , vive la Christian Crusade ! Mort au pape, mort à Marx, mort à Descartes, mort aux juifs, nique ta mère ! Renversons les Tables de la Loi !" (p 361)

De la libération des esprits à la libération des corps, de l’abolition des classes à l’abolition des sexes, de Maria-Antonietta Macciocchi à Catherine Millet, de la Séparation annulée à l’inceste généralisée, de la mort de Descartes à la mort de Marx, du matérialisme athée à la "Christian Crusade", du Sollers mao au Sollers catho (et balladurien !), voilà où devait conduire l’idéologie sino-française des années soixante-dix. Non contents d’avoir participé intellectuellement au pire régime de tous les temps, les maos passèrent leur vie leur vie à être instrumentalisés. Marionnettes des gaullistes, puis des atlantistes, et plus récemment des mondialistes, les excités de Saint Germain ne firent jamais que servir la soupe aux systèmes qu’ils croyaient combattre. Le maoïsme français, lieu de toutes les impostures et de tous les opportunismes, telle est la thèse de Sportès.

Même si celle-ci relève plus de Matrix que de l’exégèse politique, il n’en reste pas moins vrai que les maos n’ont cessé de tourner et de retourner leurs vestes pour garder leur place dans la société française et sans doute aussi pour ne pas sombrer complètement. Car plus important que tout, le petit livre rouge fut un péché contre l’esprit, une agression absolue de l’intelligence, une folie de la pensée - et Jérôme risque un moment de devenir fou. S’il ne le devient pas, c’est précisément grâce à l’auteur-Dieu honni qui renonce à l’attentat final, l’exempte de ses obligations d’activiste et lui redonne la possibilité de dire "oui" à sa femme. Cette mise en abîme du roman dans le roman, que d’aucuns ont trouvé un peu artificielle, convient tout à fait au fonctionnement mental des gauchistes. Que l’on soit maoïste dans la vie comme dans un roman, l’on est toujours manipulé ! C’est sans doute ce qu’on ne pardonnera pas à Morgan Sportès, avoir montré que les salauds (sartriens, maoïstes ceux-là) étaient avant tout des crétins

Pierre Cormary