Morgan Sportès

Coupure de presse L’Humanité

Journal l’Humanité

Rubrique Cultures

Article paru dans l’édition du 24 août 2006.

La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun

Morgan SportèsCruel retour

Maos, de Morgan Sportès, Éditions Grasset, 416 pages, 19,50 euros.

Il y avait eu en 2002 Tigre en papier, d’Olivier Rolin, fable superbe sur l’aveuglement des maoïstes français en même temps que sur les errements, en forme

de farce tragique, d’une utopie émancipatrice. Voici aujourd’hui Maos, roman de la face cachée du mouvement. Morgan Sportès y évoque en effet, sous les dehors

d’un véritable thriller, le rôle qu’a pu tenir la mouvance maoïste dans la déstructuration du champ politique et l’enclenchement du processus de restauration idéologique. Le livre est féroce. Il fait resurgir un passé pas forcément reluisant pour des figures de proue de l’actuelle scène littéraire et politique. Ce qu’il en donne à lire, à plus

de trente ans de distance, est effarant, mais force aussi

à s’interroger sur les raisons de l’écho considérable

et de l’aura d’autorité dont ces voix ont pu bénéficier.

Celui dont il est ici question s’appelle Jérôme

et doit bientôt se marier avec Sylvie. Les deux

principaux personnages des Choses, de Georges Perec,

se prénommaient déjà ainsi. Rien de gratuit à cela : on va bientôt découvrir le rôle capital que tiennent des récits construits de toutes pièces, pour faire lire autrement le réel. Cet ancien normalien devenu éditeur avait été le principal dirigeant d’une organisation maoïste clandestine dissoute

au début des années soixante-dix. Il répondait alors au pseudonyme de Gisors, à l’instar de l’une des figures de la Condition humaine. Manière pour lui peut-être de se jouer la comédie du romantisme révolutionnaire. Mais quand s’ouvre le roman, ironie de l’Histoire, Malraux vient juste de mourir. On est en 1976. Ceux qui tiennent le haut du pavé se nomment maintenant Sollers, July, Geismar, Macciochi, Glucksmann... Tous fascinés par la grande régression de la révolution culturelle. Si Jérôme, qui mène maintenant une existence bourgeoise, paraît en avoir fini avec son passé de clandestinité et de terrorisme, il ne fait cependant pas de doute que le récit maoïste de l’Histoire continue de façonner sa conscience.

Il suffira que des irréductibles reprennent contact avec lui

et ne le lâchent pas, pour qu’il replonge et tue une « cible » désignée. On pourrait voir là l’itinéraire passablement conventionnel d’un gauchiste rentré dans le rang puis rattrapé par son passé, si tout cela n’était en fait d’abord

le sujet d’un livre dans le livre : le thriller, appelé à un succès planétaire, sur un repenti du maoïsme, que Jérôme vient

de proposer à son comité de lecture. En somme l’invention littéraire comme suggestion d’une autre manipulation.

Car cette plongée dans la France des années Giscard, avec ses gauchistes reconvertis dans la pensée néocapitaliste, ses gaullistes et ses communistes mis ensemble sur la touche, porte formidablement témoignage de la mise en place

d’un nouvel appareil idéologique, tissé en divers lieux discrets. Morgan Sportès pose en effet ici la question des auteurs véritables du discours maintenant dominant. Non pas de façon abstraite et théorique, mais dans une fiction pas si fictive que cela : « Aux contes de fées qu’on nous raconte, je répondrai

par un conte de fées », fait-il dire à celui qu’il présente comme l’auteur du récit. Et le tableau est édifiant. Trente années

de politique française, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’y trouvent représentées avec une ahurissante acuité. Confirmant qu’une page restée relativement blanche dans notre littérature commence aujourd’hui de se remplir. On peut lire, placées en épigraphe de chaque chapitre, des citations de ceux qui modelèrent la pensée de l’époque : Sollers, July, Geismar, Macciocchi, Glucksmann, mais aussi Barthes, Henric, Godard, Guyotat, Sartre, Deleuze, Servan-Schreiber, Foucault... Un exercice de remémoration particulièrement accusateur, qui témoigne d’une extraordinaire convergence

de fond. Morgan Sportès y montre l’actuelle pensée unique commençant tout simplement de se construire.

En plaçant son roman dans le sillage de Lucien Leuwen, ce livre prétendument mal écrit, en fait la plus grande fiction politique de la littérature française, il affiche d’emblée son dessein : produire un récit dans lequel le réel se trouve concentré comme nulle part ailleurs ; donc déformer, ou encore inventer, pour finalement voir plus clair et plus juste.

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