Morgan Sportès

LE CIEL NE PARLE PAS par J.C.Michéa

LE CIEL NE PARLE PAS de Morgan SPORTES, par -Jean-Claude Michéa OBS, du 12 au 19/10/2017 Nous commençons à connaître un peu mieux, au moins depuis Silence de Shusaku Endo (et surtout depuis son adaptation au cinéma par Scorsese), le contexte historique qui a conduit le Japon, au début du XVIIe siècle, à se refermer comme une huître en rompant presque tous ses liens avec l’Europe (seuls les marchands hollandais, parce que protestants, donc mieux avisés de leurs intérêts strictement économiques, conserveront un droit limité de commercer avec l’empire du soleil levant). C’est que les shoguns Tokugawa, après avoir, dans un premier temps, accueilli à bras ouverts les missionnaires espagnols et portugais, avaient très vite compris que leur projet évangélisateur était inséparable de la volonté des puissances européennes, et d’abord de l’Espagne, de se rendre « maîtres et possesseurs » du Japon comme elles l’étaient déjà du « Nouveau Monde ». De là, leur décision brutale d’expulser ces missionnaires et de persécuter de façon impitoyable tous les adeptes de cette religion importée. Tel est donc l’arrière-plan historique du dernier roman de Morgan Sportès, roman porté de bout en bout, comme toujours chez lui, par sa conviction intime que « la réalité est plus fascinante que la fiction » et que c’est donc en collant au plus près à la réalité des faits (l’érudition de l’auteur est à nouveau impressionnante) que le romancier pourra libérer tout le potentiel « littéraire » inhérent à l’histoire réelle. Esthétique, à l’évidence, très personnelle mais qui nous avait déjà valu l’admirable Tout, tout de suite et dont les effets se trouvent démultipliés à l’infini dans le ciel ne parle pas - sans doute son « roman historique » le plus abouti et le plus éblouissant. Car non seulement, en effet, Morgan Sportès - avec cette voix off ironique et distanciée qui allie en permanence l’écriture la plus classique et le ton le plus familier - réussit le tour de force de rendre les couleurs du réel à toutes les forces religieuses et marchandes qui s’affrontaient alors à Nagasaki (et sans jamais sombrer une seule fois dans le « roman à thèse », ce que des lecteurs catholiques n’ont d’ailleurs pas manqué de lui reprocher). Mais surtout, en décidant de centrer son récit sur la figure trop peu connue de Christovao Ferreira, il installe les conditions d’une mise en abîme vertigineuse, qui oblige le lecteur à circuler sans cesse, et dans les deux sens, entre ce XVIIe siècle japonais apparemment si lointain et ce monde, non moins étrange, qui est devenu le nôtre. Il faut dire que ce père jésuite portugais, longtemps « leader » de la lutte clandestine des chrétiens du Japon, semble sorti tout droit d’un film d’Elia Kazan (tout comme Kikou, son énigmatique épouse japonaise, évoque irrésistiblement l’héroïne d’Audition, le film de Takashi Miike). Arrêté en 1633 par la police du shogun, et soumis à une torture atroce, Ferreira avait en effet très vite préféré l’apostasie au martyre (choix terriblement humain et donc, comme tel, incompréhensible pour la plupart de ses compagnons qui ne vivaient justement, tels nos djihadistes modernes, que dans l’espoir d’un tel martyre). Jusqu’à se convertir au bouddhisme zen et devenir bientôt l’un des critiques les plus féroces du christianisme. Or comment ne pas rester « sa vie durant en porte-à-faux avec soi-même et le monde » lorsque tout ne cesse de nous rappeler que le rejet lucide de notre ancien fanatisme ne trouve pas sa source première dans le courage de l’intelligence (comme chez un Spinoza) mais, au contraire, dans une peur et une « lâcheté » inaugurales ? C’est incontestablement cette perméabilité épuisante au doute radical, au moment même où Descartes en découvrait les vertus philosophiques, qui rend ce personnage de Ferreira si humain et si troublant, conférant ainsi à ce roman lumineux son allure indissolublement exotique et familière. On sait que Guy Debord tenait Morgan Sportès pour l’un de nos écrivains les plus doués. Le ciel ne parle pas en offre encore une confirmation éclatante.