Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE par Véronique le GOAZIOU

201011 novembre 2011 Le « gang des Barbares » : la vérité d’une fiction

Nous nous souvenons de l’affaire dite du « gang des Barbares » survenue début 2006 : l’enlèvement et la séquestration pendant trois semaines d’Ilan Halimi dans un appartement puis dans une cave d’une cité de Bagneux et les sévices qui lui ont été infligés avant qu’il soit laissé agonisant le long d’une voie de chemin de fer peu avant de décéder. Cet évènement eut un retentissement énorme, à cause du caractère dramatique des faits et par la jeunesse des auteurs impliqués - de très jeunes adultes et deux mineurs -, mais aussi parce que la victime était de confession juive. Des défilés à sa mémoire et contre la montée de l’antisémitisme eurent lieu avec à leur tête un grand nombre de leaders politiques. Et l’on entendit ici ou là parler d’ « islamo-fascisme », de « choc des civilisations » ou de « terrorisme », opinions avivées par les propos insolents de celui que l’on avait baptisé ou qui s’était auto-proclamé le « cerveau du gang », Youssouf Fofana, à travers des déclarations vociférantes sur la « force de l’Islam » ou sa « haine des Juifs ». Durant l’instruction, 27 personnes seront mises en examen et, lors du procès en 2009, 19 furent condamnées à des peines de prison. C’est de cette histoire dont s’est emparé l’écrivain Morgan Sportes dans un livre récent (Tout, tout de suite, Fayard).

Un roman particulièrement bien documenté

Ce texte profus est un romanquête, comme ont dit certains journalistes, un conte de faits, comme le dit l’auteur dans la page qui ouvre son récit. M. Sportes a eu accès au dossier judiciaire (8 000 pages), il s’est entretenu avec des policiers, des avocats et des psychologues mobilisés durant l’enquête ainsi qu’avec le juge d’instruction et divers témoins. Il est allé voir la boutique où travaillait Ilan Halimi, le quartier où il a été séquestré, l’endroit précis où il a été enlevé et celui où il a été retrouvé. Enfin, il a pu dialoguer par écrit avec certains des condamnés. Fort de ce matériau, il procède dans son livre à une reconstitution minutieuse de la préparation et du déroulement des faits et tente d’éclairer l’état d’esprit des protagonistes. Ce faisant, il s’autorise une série de jugements. Pas sur le plan moral - ce n’est guère son terrain -, mais dans sa vision même de ce qui s’est passé et comment il est possible de l’expliquer. La force de son texte réside bel et bien dans sa lecture de l’événement et dans ses choix esthétiques. Quant aux explications qu’il suggère - le vide culturel, l’aliénation de la société moderne, le capitalisme mondialisé ou la société du spectacle - il n’est pas dans notre propos de les discuter ici.

L’intérêt du livre est ailleurs. Par son approche - et son écriture - froide et clinique, Morgan Sportes donne à voir la misère sous toutes ses formes qui fait le fond de l’affaire et tient en même temps lieu de décor. Misère d’abord dans le profil des principaux auteurs de l’enlèvement et de la séquestration d’Ilan Halimi, des jeunes paumés et fragiles, ce qui n’enlève rien à leur violence, leur couardise ou leur bêtise. Après un parcours scolaire désastreux, les garçons impliqués vivotent mal dans la débrouille et la débine : l’un livre des pizzas, un autre commence un énième stage, un troisième alterne petits jobs et petits délits, un quatrième a un CDD d’agent de sécurité, un cinquième fait quelques heures comme chauffeur-livreur... D’autres lanternent dans des petites embrouilles ou des petits trafics et vivent en réalité aux crochets de leurs parents ou d’une copine. Les filles ne sont guère mieux loties. L’une d’elles a fui son pays d’origine parce qu’on voulait la marier de force alors qu’elle était enfant. Naïve, influençable, manipulable et physiquement très précoce, elle sera victime d’un viol collectif à l’âge de 13 ans et, peu avant les faits, elle fera une tentative de suicide à cause d’une histoire d’amour avortée. Une autre a arrêté l’école en 5ème, a commencé une formation de coiffeuse, a tout arrêté, son père est mort quand elle avait 9 ans, sa mère est ouvrière. Une troisième, parvenue jusqu’au bac, enchaîne des petits boulots ennuyeux et sans rapport avec sa formation dans le secteur médical. Elle est présentée comme fragile et, souvent sujette à des crises d’angoisse, souvent bourrée de tranquillisants. Sauf exceptions, les pères de ces jeunes gens sont des petits employés, le plus souvent des ouvriers, ou bien inconnus ou absents. Les mères, quand elles travaillent, sont aussi des petites employées, le plus souvent des femmes de service ou des femmes de ménage, pour certaines élevant seules leurs enfants.

Youssouf Fofana, le 4 mars 2006, lors de son extradiction vers la France Des délinquants totalement amateurs

Misère ensuite dans les moyens, les procédés et le déroulement des faits. Le « cerveau du gang » et ses comparses s’y reprendront à cinq fois dans leur tentative d’extorsion ou d’enlèvement avant qu’il leur soit suggéré de chercher leurs victimes ailleurs que dans les quartiers pauvres de banlieue. Durant la séquestration d’Ilan Halimi, le « cerveau » court à gauche à droite pour trouver des sous, payer un peu ses gars, acheter de quoi manger, emprunter une voiture ou recharger sa carte téléphonique. L’appareil dont il se sert pour photographier sa victime ne fonctionne pas la première fois, la batterie est à plat la seconde fois et comme il n’y connaît rien en informatique, il peine pour créer des adresses électroniques, envoyer des messages ou joindre des fichiers. Les coups de fil qu’il envoie à la famille d’Ilan Halimi oscillent des insultes verbales au pathétique, de la toute-puissance inquiète et maladive au bégaiement et aux pleurs lorsque, face au refus de verser la rançon qu’il a fixée à 450 000 euros, il demande... un petit acompte (5 000 euros). Plus le temps passe, plus les « geôliers » d’Ilan Halimi s’inquiètent, s’ennuient, s’irritent, paniquent. Ils ont peur de ne jamais voir leur argent, peur que le coup rate, peur d’aller en prison, peur tout simplement. Certains craquent, veulent que cela se termine, qu’on relâche l’otage, que l’on tourne la page. La peur rend certains vils et méchants, ils le font payer à leur victime qui leur « pourrit la vie ». D’autres, ou les mêmes à d’autres moments, essaient de le nourrir, de le réchauffer, de le rassurer... et eux aussi par la même occasion. Un « gang », ces jeunes gens ? L’expression fait sourire certains policiers. Même pas une bande mais des « pauvres types » aurait-on dit si l’affaire n’avait pas pris un tour aussi tragique. Tous plus ou moins petits délinquants, certains impulsifs et violents pour d’obscures « raisons psychiques » d’après les psychologues ou les psychiatres qui les ont examinés. Et tous pris dans un engrenage sordide qui les dépassera et qu’aucun ne pourra ou ne saura arrêter.

Misère enfin si l’on considère la place des adultes, ou plus précisément leur manque de place et même leur manque d’existence. Une question en a taraudé plus d’un lorsque l’affaire a été rendue publique : où étaient-ils pendant tout ce temps ? Le seul adulte réellement impliqué est le gardien de l’immeuble où Ilan Halimi sera retenu prisonnier. Responsable de l’entretien de 5 halls d’entrée de 11 étages chacun et très isolé, il a des problèmes avec les jeunes qui squattent, fument des joints, boivent et mangent sur place. Aux dires de tous, c’est un « grand mou » qui a subi des sévices dans un foyer quand il était enfant et qui a peur des jeunes. Aussi, pour avoir la paix - et arrondir ses fins de mois -, il leur rend des petits services et ferme les yeux sur leurs agissements. Les seules allusions aux parents des jeunes dans le texte de Morgan Sportes sont celles de l’incompréhension, de la mésentente ou des conflits avec leurs enfants. Ceux de l’un des « geôliers », à qui, paniqué, il finira par dévoiler les faits, le mettront à la porte et lui conseilleront de se taire. Quant aux autres parents, aux habitants du quartier, aux résidents de l’immeuble ou aux voisins - sans parler d’éventuels îlotiers, médiateurs ou référents -, leur silence, leur absence ou leur impuissance sont assourdissants.

La misère... à tous points de vue.