Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE sur EVENE.FR, par Bernard QUIRINI

INTERVIEW MORGAN SPORTES Un précis de barbarie Propos recueillis par Bernard Quiriny

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Vingt ans après ’L’Appât’, Morgan Sportès s’empare à nouveau de l’actualité et propose un récit minutieux, fidèle et glacial du meurtre d’Ilan Halimi par le « gang des barbares », en 2006. Un crime révélateur, selon lui, de l’état de notre société, celle du spectacle mondialisé et de la jouissance immédiate. Rencontre avec l’auteur du roman-choc de la rentrée. Son titre ? ’Tout, tout de suite’.

C’était en 2006, il y a déjà cinq ans. Mais, à la différence de nombreuses autres affaires criminelles, celle-là ne s’est pas effacée des mémoires, tant elle a marqué l’opinion par son horreur et par ce qu’elle révélait, plus ou moins explicitement, de l’état de la société, de la mentalité d’une certaine jeunesse, des préjugés communautaires. Les faits ont à peine besoin d’être rappelés : le 21 janvier 2006, Ilan Halimi, 23 ans, est kidnappé et enfermé dans un réduit à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine, où il sera battu et torturé. Ses ravisseurs ? Une bande de petites frappes locales commandée par un certain Youssouf Fofana, Français d’origine ivoirienne qui imagine pouvoir extorquer une juteuse rançon à la famille de la victime, supposée richissime puisque d’origine juive... Ilan Halimi sera finalement retrouvé le 13 février le long d’une voie ferrée à Saint-Geneviève-des-Bois, agonisant. Réfugié en Côte-d’Ivoire, Fofana est expatrié vers la France pour un procès qui commence en avril 2009, trois ans après les faits, et qui se soldera, le concernant, par une peine de prison à perpétuité. Qu’y a-t-il dans la tête d’un Fofana ? De quoi a-t-il vécu jusque-là ? Comment naît cet absurde projet de kidnapping, comment s’organise-t-il ? Et comment la police retrouve-t-elle la trace du ravisseur, à travers ses appels et ses mails anonymes envoyés depuis des cybercafés de la région parisienne ? Minutieusement, Morgan Sportès a rassemblé tous les éléments de l’affaire pour en livrer ce long récit clinique, sec et effrayant : ’Tout, tout de suite’, sorte de « roman-vrai » d’un crime sordide où, entre les lignes, on trouve une analyse perçante de ce que révèle cette affaire sur notre époque, notre société mondialisée, son culte de la consommation et de la jouissance immédiate. Entretien.

Pourquoi avoir souhaité écrire sur l’affaire du « Gang des barbares » ?

D’abord, l’expression « gang des barbares », inventée par les médias ou la police, me semble impropre. Le mot « gang » a fait sourire un des avocats de la défense, Noir américain installé en France, Me Benson Jackson. Les petits voyous de mon livre sont des pieds nickelés tragi-comiques. Rien à voir avec les gangs d’Amérique, très pros, très organisés, tels qu’ils sont représentés par exemple dans ce film effrayant et beau, ’Les princes de la ville’. Le mot « barbare » lui-même est inadéquat, car ambigu. Barbare, cela désigne d’une part un être cruel et, d’autre part, pour les Grecs de l’antiquité par exemple, l’étranger, celui qui n’appartient pas à la Cité. Or, si indéniablement plusieurs membres de la bande, particulièrement leur chef, se sont montrés d’une cruauté monstrueuse vis-à-vis du jeune Juif kidnappé (Elie, dans mon livre), ce serait trop facile, en jouant sur l’ambigüité du terme « barbare », d’essayer de nous faire accroire que ces jeunes voyous sont « étrangers » à notre société.

Ils en font donc partie ?

Ils sont pour la plupart nés en France, ils ont la nationalité française, ils sortent de l’école française. Ils regardent les reality-shows de la télé française. C’est de nous, donc, que parlent leurs actes, de notre pays : de te fabula narratur. Fort évidemment, fils d’immigrés pour beaucoup, ils ont des origines géographiques multiples : Iran, Liban, Côte d’Ivoire, Comores, Sénégal, Algérie, Tunisie, etc. Ils sont fils de la mondialisation qui a appauvri leurs parents dans leur pays d’origine, et qui a attiré ceux-ci en Europe où les pouvoirs en place dans les années 60-70 les ont utilisés comme main-d’œuvre pas chère. Des immigrés au lieu de l’automation de l’industrie, ce fut un choix économique très conscient... C’est l’actualité de cette affaire, ce qu’elle nous dit sur l’évolution de nos sociétés « mondialisées », qui m’a amené à m’y intéresser...

La comparaison avec ’L’Appât’ vient évidemment à l’esprit. Ces deux romans sont-ils jumeaux ?

Zoom Disons que, depuis L’Appât (1990), nos sociétés ont fait de considérables « progrès ». L’affaire qui a inspiré ’L’Appât’ a bouleversé les Français lors des meurtres, fin 1984, lors du procès en 1988, puis à la sortie de mon livre et du film de Tavernier. C’étaient les eighties, les années fric, fringue, frime... L’ère du vide. Trois gosses, Laurent, Jean-Rémy et Valérie, intoxiqués par des clichés cinématographiques, torturent et tuent dans des conditions particulièrement atroces deux messieurs que Valérie a dragués en boîte. Ils leur volent quelques billets de banque, des briquets Dupont, des ceintures Hermès... Ils croient ainsi pouvoir « faire fortune » ! Arrêtée en décembre 1984, une semaine avant les fêtes, Valérie, qui passe aux aveux, demande au policier qui l’a interrogée : « Maintenant que j’ai tout dit, est-ce que je vais être libre pour Noël ? » S’interrogeant sur cette phrase, Guy Debord, dans une lettre qu’il m’a écrite, parlera de la « sinistre innocence » des trois jeunes meurtriers.

En quoi la situation a-t-elle changé, vingt ans plus tard ?

À cet infantilisme très « moderne » s’ajoute, dans ’Tout, tout de suite’, vingt ans plus tard, donc, une problématique sociologique beaucoup plus « riche » (si je puis dire). L’appât, cette fois-ci, une dénommée Zelda, celle qui drague Elie, vendeur dans un magasin de téléphones boulevard Voltaire, est née en Iran. Le chef de la bande, Yacef, a une famille originaire de Côte d’Ivoire, des paysans déracinés. Leurs 25 complices ont pour la plupart une ascendance extra-hexagonale. Nous avons donc une première opposition : tiers-monde (ex-colonies souvent) et monde développé. Enfants d’une génération d’immigrés, nos « barbares », Français de nationalité pour la majorité, sont relégués dans les banlieues, où ils forment un « quart-monde » : population marginalisée, dont le capitalisme moderne n’a plus besoin. Il n’a même pas besoin de leur travail. Les mamans sont « techniciennes de surface », c’est-à-dire femmes de ménage, les pères parfois employés, parfois chômeurs. Le taux de chômage chez les enfants est énorme. « J’vais pas me lever à 6 h du matin pour un stage à 300 euros par mois », balance Yacef, chef de la bande, à un conseiller d’insertion. L’économie souterraine est plus rentable : trafic de fringues, de puces téléphoniques, d’essence, de cigarettes et, bien sûr, nerf de la guerre, de drogue ! C’était l’époque où Dominique de Villepin avait inventé le CPE et où Nicolas Sarkozy, Ministre de l’intérieur, prétendait « nettoyer les banlieues au Karcher ». Comme si la police seule pouvait résoudre un problème d’ordre bien plus profond : non seulement politique et économique, mais civilisationnel.

Comment s’est imposé votre choix de préférer le roman au récit, avec cette sorte de « décalage » qui passe notamment par la transformation des noms ?

Je ne crois pas à la possibilité d’un récit « objectif ». Même les historiens, à mon avis, sont des romanciers. En exergue du premier chapitre de ’Tout, tout de suite’, j’ai cité Nietzsche : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Dès lors que j’ai mis en scène les faits (faits que j’ai essayé de suivre au plus près), dès lors que j’ai créé des dialogues (même si j’ai trouvé la matière et le vocabulaire de ces dialogues dans des documents judiciaires), j’entrais dans la dimension du roman. Pourtant, la subjectivité de l’auteur n’intervient pour ainsi dire pas dans le cours du récit, sauf çà et là un fin filet d’ironie noire qui révèle mon regard. Je reste la plupart du temps au ras-des-pâquerettes, c’est un livre « pavlovien ». J’ai essayé, humblement, de me mettre au niveau (intellectuel et moral) des protagonistes. Ce fut pour moi une épreuve parfois très pénible. Tout commentaire de ma part, tout jugement, eût affaibli mon propos.

Vous utilisez des témoignages recueillis auprès d’acteurs du dossier, des correspondances avec certains des condamnés... Comment avez-vous enquêté ?

Sur cette affaire, j’ai travaillé à temps plein (parfois 15 heures par jour) pendant deux ans. J’ai lu les documents judiciaires, j’ai rencontré juges, policiers, avocats et autres témoins. J’ai correspondu avec divers membres de la bande. Certaines lettres sont effrayantes. Mon avocat a pu longuement converser, en prison, avec Yacef. Et puis, ce qui a été pour moi très émouvant, j’ai « dérivé », ne me déplaçant qu’à pied ou en transport en commun, sur les lieux du drame. Lorsque je suis entré dans le Bois du Genou blanc, à Sainte Geneviève-des-bois, où Elie fut torturé, poignardé et brûlé vif, j’ai éprouvé un sentiment de profanation. Les murs d’une vieille bâtisse, dans ce bois, sont entièrement taggués, avec des couleurs vives et somptueuses ; même les troncs d’arbre sont taggués. Lieu connu des cailleras, c’est là que sont jetés les sacs de femmes volés, les motos volées et désossées. On y a même trouvé une voiture ayant servi à un hold-up. C’est là que fut jetée la victime, comme un objet inutile, non rentabilisable...

De Yacef, vous faites un portrait ambigu : monstre (inconscient, manichéen, simple, voire simplet), mais aussi pitoyable (son bégaiement) et même minable (petit voyou qui joue les vrais). Comment le voyez-vous ?

Zoom « Minable », « pitoyable », ce sont des jugements. Moi je me suis contenté, pavloviennement encore une fois, de décrire ses actes, de ressusciter ses mots. Au lecteur de tirer la morale de l’histoire. Ce livre est une auberge espagnole. Chacun y apportera son « manger », son idéologie, de droite ou de gauche. Au demeurant, il est évident que la personnalité de Yacef est complexe. Le psychiatre qui a étudié son cas a fait une réflexion intéressante : il a constaté que Yacef n’était pas un psychopathe car sa psychopathie était tout à fait adaptée à celle du capitalisme moderne, qui implique contradictoirement à la fois un investissement de travail mais aussi un désir d’immédiateté, de consommation rapide. Yacef, parfois, parle comme un yuppie hyper-moderne. Comprenant qu’il n’obtiendra pas la rançon des parents, coachés par la police, il s’adresse à un rabbin choisi au hasard sur internet, pour faire pression, à travers lui, sur la communauté juive tout entière. Il définira ce revirement par ces mots : « J’ai changé de stratégie de communication ».

Les kidnappeurs n’appellent jamais Elie par son prénom : ils disent « il », ou « l’autre ». Pourquoi ?

Comment auraient-ils pu l’appeler Elie ? Comment auraient-ils pu lui donner un nom ? C’eût été reconnaître son existence. Et comment reconnaître l’existence d’un être pieds et poings liés, nu, jeté au fond d’une cave glaciale, grelottant (la température est descendue jusqu’à - 4°C) ? Et cela pendant 24 jours ! Un des geôliers (Gérard, alias Tête de craie), a craqué. Il a refusé de continuer à garder l’otage et s’est réfugié chez son père. Mais il n’a pas osé dénoncer ses camarades. Il a été lâche. Du moins a-t-il eu une esquisse de reflexe « moral ». Le cauchemar qu’a vécu Elie me fait songer à l’atmosphère de ’La colonie pénitentiaire’, de Kafka.

L’un des personnages les plus tragiques dans le roman est Daniel, le père d’Elie, déchiré entre son envie de venir en aide à son fils, donc de céder aux ravisseurs, et les ordres de la police qui exige qu’il reste inflexible. Avez-vous spécialement voulu mettre son dilemme en lumière ?

Les conversations téléphoniques entre le père (Daniel), et le chef des ravisseurs (Yacef) sont en soi une tragédie. Les policiers, toujours présents à ses côtés, dictaient à Daniel ce qu’il devait répondre. On le sent déchiré entre ses sentiments de père et l’intransigeance de la « raison d’État » : pas question de payer la rançon ! Daniel remettra en cause la tactique choisie par la brigade criminelle, lors du procès. Les policiers s’étaient rendu compte que lorsqu’on raccrochait au nez de Yacef, celui-ci envoyait aussitôt un mail à la famille d’Elie. Or la police, qui pouvait assez rapidement localiser le cybercafé d’où étaient envoyés les mails, comptait prendre au piège Yacef. Elle interrompait donc souvent les communications. Mais cette attitude a accumulé la rage, le ressentiment dans le cœur de celui-ci. Il a tué Elie par ressentiment...

En exergue de plusieurs chapitres, des citations d’auteurs situs ou post-situs : Debord, Jappe, Semprun... Pourquoi ?

Le livre de Jaime Semprun sur les problèmes de banlieue, ’L’Abîme se repeuple’, est brillantissime. En quelques formules bien frappées, que je cite, il en dit plus long que tous les lourdingues ouvrages de sociologie. Question de talent ! En exergue de mon roman figure une de ses formules : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : À quels enfants allons-nous laisser le monde ? ». Les situs ont critiqué en leur temps à la fois le stalinisme et le rouleau compresseur du libéralisme sauvage. Ce sont, de ce fait, les seuls gauchistes encore lisibles aujourd’hui. Je cite aussi Adorno. Mais j’aurais pu tout aussi bien citer Heidegger ou Hannah Arendt, qui ont vu les prémisses de la société de masse dans laquelle, désormais, nous pateaugeons.

C’est donc que ce meurtre est caractéristique à vos yeux de l’état présent de notre société, notre société du « spectacle » ?

Bien évidemment. Sans vouloir réduire l’âme complexe d’un criminel à de simples conditionnements politico-sociaux (voir Dostoïevski), il est évident que nous avons affaire ici à un effet de la société du spectacle, c’est-à-dire de la complicité d’une économie devenue folle avec la machine à décerveler médiatique. Je cite d’ailleurs l’inénarrable Patrick Le Lay, ex-directeur de TF1, qui se vantait de vendre du temps de cerveau de téléspectateur à Coca-Cola. Tout est dit. Et voilà le résultat !

Pour d’autres chapitres, des extraits de chansons de rap : Booba (qui fournit le titre), Code 187... Quelle signification ont-ils ?

Ces citations forment un contrepoint musical. Indice du climat de l’époque. Certains rappeurs (pas tous, il y en a de bons) me font penser aux petits chefs maos des années 70 qui envoyaient les voyous, les jeunes ouvriers, les Pierre Overney, le « lumpen » au casse-pipe, pendant qu’ils restaient, eux, bien à l’abri. On prêche la violence (casser du flic etc.), et puis on empoche les droits d’auteurs sur les ventes d’albums. Je raconte ça dans mon livre, ’Ils ont tué Pierre Overney’. Depuis la publication de ce livre, j’envoie d’ailleurs tous mes bouquins à la famille d’Overney, son frère, sa sœur. N’oublions pas que, naguère, le lumpenprolétariat représentait le « fer de lance » de la-très-grande-révolution-culturelle-prolétarienne, etc.

« Je crois en Dieu, pas en l’homme : mais je crois en ses intérêts », vous écrit Yacef. Que révèle cette sorte de « devise » ?

Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, dit l’Evangile. Yacef, lui, veut concilier le Bon Dieu et le pognon : c’est sa lecture du Coran. L’aspect religieux est très important dans cette affaire. L’Islam, ou l’idée, plutôt, que ces petits voyous s’en font. Sur vingt-cinq membres de la bande, huit, chrétiens d’origine, se sont convertis à l’Islam. Dont une jeune bretonne, blonde aux yeux bleus, qui avait reçu une éducation hyper-catho. C’est un phénomène intéressant. Que trouvent-ils dans l’Islam qu’ils ne trouvent pas ailleurs ? Une religion qui n’a pas été encore assimilée par la modernité-marchande ? Religion avec laquelle, au demeurant, ils prennent leurs aises. Il y a une dimension moliéresque chez eux, ils rejouent Tartuffe. L’un des jeunes geôliers, après avoir gardé une journée entière l’otage grelottant de froid au fond d’une cave, rentre chez lui, fait ses ablutions et « rattrape ses prières », les accomplissant toutes les cinq à la suite, tourné vers la Mecque. Peut-être certains jeunes paumés « gaulois » ont-ils aussi trouvé, dans les familles musulmanes, une sorte de chaleur humaine, tribale, qui n’existe plus chez les « indigènes », c’est-à-dire dans les familles françaises ? Je parle bien sûr en toute ironie.

’Tout, tout de suite’ Morgan Sportès Fayard, 390 p., 20,90 €