Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE par JC LEBRUN, L’HUMANITE 15/9/2011

Culture - le 15 Septembre 2011 La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun

Morgan Sportès La pente d’un temps Tout, tout de suite, de Morgan Sportès. Éditions Fayard, 384 pages, 20,90 euros.

Le roman ne cesse jamais vraiment de s’affronter au réel. Seules varient les modalités de l’approche. Ainsi depuis les années 1980, marquées par le retour en force du récit, deux grands modes opératoires se sont imposés. D’une part le dépistage des turbulences du monde dans l’intime, chez Pierre Bergounioux, François Bon, Jean Rouaud, Patrick Chamoiseau, Laurent Mauvignier... D’autre part la représentation frontale de grandes questions qui agitent le présent, chez Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère, Philippe Lafitte... Sur une voie proche, Morgan Sportès, après s’être confronté dans l’Appât (1990) à un crime qui venait de faire l’actualité, avait choisi ensuite d’aller fouiller le terreau des années 1970. Avec Tout, tout de suite, texte majeur de cette rentrée, il revient au fait divers. Pendant près de 400 pages, il évoque le rapt en janvier 2006, les vingt-quatre jours de séquestration
et le meurtre d’un jeune juif de vingt-trois ans, par
une bande de la banlieue parisienne dont le chef
avait vingt-cinq ans. On aura reconnu l’affaire 
du «  gang des barbares  », dont il propose aujourd’hui une reconstruction romanesque, ou plus exactement
un «  conte de faits  ». Insérant pour cela l’ensemble 
des éléments factuels attestés dans un plus vaste récit, qui à la fois remplit les «  blancs  » de cette aventure et en élargit la perspective. Voici donc rien de moins qu’une séquence
d’histoire française, 
à travers laquelle la pente principale d’un temps se donne à lire. Car ce qui se joue entre Élie, la victime, son bourreau Yacef et ses comparses, recoupe avec un étonnant mimétisme l’idéologie et les pratiques du «  capitalisme déréglementé  ». Si le texte se présente sous les dehors d’un haletant roman noir, il se hisse en l’espèce à la hauteur d’un véritable tableau clinique de l’époque. Il ne faut pas s’y tromper  : ces lycéens, chômeurs, livreurs de pizzas, sous la houlette de leur «  boss  », déjà délinquant mais en recherche d’un gros coup, sont certainement moins des barbares, censément étrangers à notre monde, que des produits achevés de celui-ci. Ils ne surgissent pas de ses périphéries mais semblent sortis du cœur même du système. Utilisateurs des technologies modernes, adeptes des marques, clients réguliers des fast-foods, mais en perte de repères dès que franchies les barrières invisibles de leurs quartiers, ils n’ambitionnent tous qu’une seule chose  : accéder à «  tout, tout de suite  », selon la loi dominante de l’enrichissement immédiat. Mimant les prédateurs de l’économie et de la finance, jusque dans son langage, leur «  boss  » les fait s’emparer d’une «  marchandise  » dont il fixe la valeur d’échange en vue d’une transaction. Élie est juif, la famille et 
la communauté ont du répondant, son prix sera donc élevé. L’autre caractéristique de ses tortionnaires, c’est en effet leur adhésion à tous les clichés, consécutive à leur fondamentale inculture. À plusieurs reprises Morgan Sportès cite Adorno, Guy Debord, Jaime Semprun..., qui de diverses manières ont identifié le fonctionnement
et la visée de l’«  industrie culturelle  » mise en place 
au XXe siècle. Non seulement le formatage des esprits, mais l’intériorisation de quelques idées simplistes 
pour lire et accepter le monde tel qu’il est. Près de 400 pages donc, et une épaisseur de sens non moins grande, portée par une construction narrative de haute volée. Ce roman relève du grand art. 
Et s’affirme évidemment comme une formidable machine à penser. Jean-Claude Lebrun