Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE par Philippe chevilley, Les ECHOS 25/8/2011

25/08 | 07:00 | Philippe Chevilley Les perdants horrifiques Un décryptage saisissant du crime commis par le « gang des barbares » Ecrit par Philippe CHEVILLEY

Chef de Service Ses 3 derniers articles 09/09 | 07:00 Les dix ans d’audace de Monsieur Ribes 08/09 | 07:00 New York, New York... 06/09 | 07:00 Le chant des morts Tous ses articles Morgan Sportès excelle dans les « conte de faits » (selon sa propre formule). Un peu plus de vingt ans après « L’Appât », dont Bertrand Tavernier tira le film qui reçut l’ours d’or à Berlin, l’écrivain s’attaque à l’un des plus terribles faits divers de ce nouveau millénaire : l’enlèvement, la torture et le meurtre du jeune Ilan Halimi par le « gang des barbares » en 2006. Il a changé les noms : Ilan devient Elie, Youssouf Fofana, le « cerveau » du gang, Yacef, mais son récit colle à la réalité des faits : suivi de l’enquête, étude minutieuse du passé et de la psychologie des protagonistes.

« Tout, tout de suite » est bien écrit, mais n’est pas littéraire. Morgan Sportès use d’un style précis, clinique, pour extirper un faisceau de vérités, tenter une ébauche d’explications. En pointant d’abord le côté minable de toute l’affaire. Les « barbares » (nom donné par les médias) sont avant tout des « loosers ». Violent, instable, court intellectuellement, Yacef, leur chef de bande, rate pratiquement tous ses coups. Un vague charisme, un sens de la communication -il sait gérer son image, économise ses apparitions, fait croire à plus d’intelligence et de relations qu’il n’en a -lui permettent de manipuler des esprits fragiles. C’est dans l’urgence qu’il imagine ce plan débile consistant à kidnapper un jeune juif, parce que, selon lui, les « feujs » (en argot de banlieue) auraient de l’argent et un sens de la solidarité qui faciliterait le paiement d’une rançon.

Racisme ordinaire « Tout, tout de suite » fait peu de cas des délires idéologiques de Yacef, justifiant a posteriori son acte barbare, par un genre de djihad. Son antisémitisme comme celui de ses sbires est ordinaire, banal, fort répandu hélas au sein d’une jeunesse insuffisamment éduquée et sans vrais repères intellectuels et moraux. Quant à la violence, elle est monnaie courante dans cet univers de « cailleras ». Il suffit d’un petit coup de pouce du destin, d’un cerveau fêlé pour basculer dans la barbarie.

Sportès ne nous épargne rien : des souffrances d’Elie, des états d’âme de ses gardiens (leur chef, lui, n’en a aucun) et du carnage final. La facilité avec laquelle la ligne rouge sang est franchie fait frissonner. L’homme (ou la femme) laissé à l’abandon, devient vite un démon. L’écrivain s’interroge aussi sur le rôle de la police, de la ligne dure adoptée dès le début -renforcée quand la dimension raciste du kidnapping est avérée. Les négociations avec le gang deviennent une affaire d’Etat. Une autre voie était-elle possible pour sauver Ilan ? Morgan Sportès ne répond pas à la question -refaire l’histoire ne sert à rien.

Le lecteur suit cette affaire atroce en gros plans successifs, collant aux personnages. Pour qu’il ne perde pas le fil, l’écrivain rappelle volontiers le parcours de tel ou tel -les répétitions sont une manière d’enfoncer le clou. On plonge au coeur de l’horreur, par petites touches, vives et cinglantes. En moins de quatre cents pages, Morgan Sportès a rouvert toutes les plaies d’un monde qui ne va pas mieux aujourd’hui qu’hier en 2006. Un monde parallèle mais si proche, où petits boulots se confondent avec deals de toutes sortes, où la religion s’accommode du gangstérisme, où la misère économique et sociale enfonce les hommes et les salit, les transforme en perdants horrifiques. Dans nos villes, tout à côté de nous.

PHILIPPE CHEVILLEY, Les Echos