Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE article de Philippe Mellet, Union de Reims 28/8/2011

Les barbares sont parmi nous

« Elie, sur les portraits mortuaires qu’a pris de lui l’identité judiciaire, semble avoir trente ans de plus. Rien n’y demeure de ce jeune homme souriant, naïf, bronzé, en tee-shirt et bermuda de vacances, figurant sur les photos publiées dans les médias du monde entier après son assassinat. C’est le visage d’un adulte. Mais pas de n’importe quel adulte : d’un être qui, en quelques jours, a pu faire le tour de ce que d’autres mettent une vie à cerner : l’horreur humaine. Les ans ne l’ont pas marqué, mais la bassesse d’autrui. Il a passé trois semaines à l’école du mal. Ses yeux clos nous regardent. Ils nous voient sans doute mieux que grands ouverts. Ils nous radiographient. Ces ultimes photos d’Elie ont été montrées aux membres de ce qu’on a appelé, sensationnellement, le « gang des Barbares », lors de leur arrestation. Peut-être eût-il fallu les afficher dans la presse, afin que, de son regard mort fixé sur nous, il nous apprît à nous regarder nous-mêmes. » C’est à la page 204 de Tout, tout de suite (selon le titre éponyme d’une chanson du rappeur Booba). Et c’est l’un des rares passages où l’auteur sort du strict cadre du récit pour esquisser la morale - donc « sa » morale - de cette sinistre histoire... On dira évidemment de ce livre, de ce roman qui n’en est pas vraiment un, que son auteur y décrit de manière particulièrement documentée (procès-verbaux, échanges épistolaires avec certains des protagonistes, enquête sur le terrain etc.), pour ne pas dire avec une forme de froideur clinique, ce qui fut l’un des faits divers les plus effrayants et donc médiatisés de ces dernières années : l’affaire dite du Gang des Barbares (seuls les noms sont modifiés). Et ce n’est pas faux. Mais Morgan Sportès, qui avait déjà disséqué un fait divers hors normes dans L’Appât il y a une vingtaine d’années, que Bertrand Tavernier porta avec le succès que l’on sait à l’écran, va bien plus loin. Il a le talent de tenir en haleine sur près de 400 pages en narrant par le triste menu les prolégomènes puis les différents chapitres la genèse de l’enlèvement, l’enlèvement puis la mise à mort du jeune commerçant présumé riche, parce que juif. Il a le talent de décrire les trajectoires jusqu’alors presque banales du cerveau du crime, de ses complices recrutés à la va-vite, sur un bout de trottoir, sur leur bonne ou mauvaise mine, sur leur bonne ou mauvaise réputation. Une barbarie qui nous est si proche Il a le talent de décrire un Paris comme cerné par des paysages urbains qui n’en sont plus. Une culture qui n’en est plus une. Mais il fait davantage encore : presque subrepticement, il décrit en creux l’état des lieux d’une société qui produit de tels monstres au curriculum d’ailleurs si ordinaire. A propos de L’Appât, Claude Lévi-Strauss avait parlé d’une véritable enquête ethnographique. C’est encore le cas ici. Sportès a le mérite de la constance. Comme il l’a fait avec le maoïsme et ses avatars (dans Maos puis Ils ont tué Pierre Overney), comme il l’a fait dans son dernier roman où il décrivait l’incroyable trajectoire d’un ancien maquisard qui s’engagea dans les SS avant plus tard de fréquenter Aragon (L’aveu de toi à moi), il nous dresse le portrait d’une barbarie à visage humain, finalement très humain, pour reprendre une formule devenue célèbre... Une barbarie qui nous ressemble puisque nous l’avons enfantée. Le barbare, ce n’est plus l’étranger, c’est notre voisin de palier. C’est pourquoi ce livre jalonné de citations choisies à dessein pour enfoncer le clou est un événement, c’est pourquoi il provoque déjà la polémique, c’est pourquoi Morgan Sportès est un des écrivains les plus précieux du paysage littéraire français d’aujourd’hui. Parce qu’il va au bout. Qu’il dérange. Qu’il ne caresse pas dans le sens du poil. Mais qu’il persiste et signe. On adhère ou pas. Nous, ça nous paraît globalement plutôt bien vu. Reste à savoir ensuite qui est coupable de ce délitement inexorable. L’élite ? Soit. Mais qui forme l’élite, et qui l’élit ? « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. Ce livre est une autopsie : celle de nos sociétés saisies par la barbarie » nous prévient il est vrai la 4e de couverture.

Philippe Mellet

« Tout, tout de suite », Morgan Sportès, éditions Fayard, 390 pages, 20,90 euros