Morgan Sportès

Un procès indifférencié, par Adrien Barrot, Le Monde du 26/8/2011

Un procès indifférencié LE MONDE DES LIVRES | 25.08.11 | 16h47 • Mis à jour le 25.08.11 | 16h47 Le roman de Morgan Sportès présente des qualités évidentes, qui sont essentiellement celles du récit. Fondé sur un travail d’enquête et de documentation considé-rable, il emporte la conviction par son efficacité. Les protagonistes de cette affaire atroce, la "bande des barbares", à commencer par leur "cerveau", y trouvent chacun leur visage. La confrontation avec cette humanité mutilée, en particulier dans son langage, est terriblement éprouvante.

Sportès sait qu’un fait divers n’est jamais un simple fait divers. C’est un symptôme, un miroir, un révélateur, et la littérature un prisme irremplaçable. Mais c’est sans doute là, paradoxalement, que résident les points faibles du livre. Le talent et la sensibilité du narrateur sont, non pas démentis, mais pris en défaut par ce qu’on pourrait appeler sa doctrine sociale. Les exergues en tête de chapitre donnent le sentiment pénible que Sportès ne voit dans les faits terrifiants qu’il rapporte avec talent que la simple illustration d’un procès massif, indifférencié et déjà instruit contre la "société du spectacle", "le capitalisme mondialisé" ou le "système". Ici, les idées perdent leur pouvoir d’élucidation, elles obscurcissent au contraire en immergeant une histoire singulière dans une "nuit où toutes les vaches sont noires".

Anecdotique

Ce dispositif n’évacue certes pas la dimension antisémite de l’affaire, mais il lui confère un caractère quasi anecdotique qui en dilue la portée. Cela aurait pu arriver à n’importe qui, mais ce n’est pas arrivé à n’importe qui. La victime est choisie parce qu’elle est juive, parce que, dans l’imaginaire des acteurs, les juifs ont de l’argent et parce qu’ils sont solidaires.

Que de tels clichés issus de l’antisémitisme ou de l’antijudaïsme le plus invétéré et, croyait-on, le plus discrédité, aient joué un rôle moteur dans ce crime effroyable n’a rien d’anodin, c’est le moins qu’on puisse dire, comme n’est pas anodine la solitude dans laquelle les juifs ont manifesté à Paris après que les faits furent connus. Quel saisissant contraste avec la mobilisation qui avait suivi la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990 !

Les membres de la "bande des barbares" se distinguent certes davantage par leur incroyable apathie morale et humaine que par leurs convictions politiques. Ce sont des délinquants, pas des militants. Mais sans l’imprégnation du climat d’opinion par le stéréotype du juif prédateur et exploiteur, jamais l’idée de faire rendre gorge aux juifs de leurs biens mal acquis n’aurait pu servir de prétexte à la crapulerie sordide du chef de la bande.

Le beau roman extraordinairement prémonitoire de Thierry Jonquet, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, manifestait, à l’égard de cet aspect des choses, de l’état des choses, dans ce pays, une bien plus grande sensibilité. Il témoignait ainsi, par les seuls moyens de la littérature, d’une vigilance critique bien plus aiguë.


Adrien Barrot

philosophe

Adrien Barrot Article paru dans l’édition du 26.08.11