Morgan Sportès

Le miroir de nous-mêmes, par Didier DECOIN, Le Monde du 26/8/2011

Le miroir de nous-mêmes

LE MONDE DES LIVRES | 25.08.11 | 16h46 • Mis à jour le 25.08.11 | 16h47

Nuit du 20 janvier 2006. Elie, un garçon de 23 ans, est choisi comme proie juste parce qu’il est juif et que les juifs sont réputés tous riches ( !). Ses ravisseurs exigent une rançon ; la police s’oppose au paiement, parce qu’en France on ne cède pas aux preneurs d’otage. Alors, vingt-quatre jours plus tard, Elie est conduit dans un bois, aspergé d’alcool à brûler et enflammé. Cette histoire n’est pas une -fiction, c’est celle d’Ilan Halimi.

Le livre qui la retrace - et que son auteur préfère appeler "conte de faits" plutôt que roman - aura des détracteurs. Qui diront qu’il y a racisme en la demeure, que les "méchants" désignés sont une fois de plus du côté des enfants d’immigrés, blacks, beurs, musulmans. Pourtant, peu importe ici que les "barbares" soient noirs, blancs ou bistre, d’origine africaine, perse ou maghrébine, ou 100 % "céfran" ("jambon-beurre", comme ils disent) : ces minots ont des frimousses (quelquefois bien jolies - n’est-ce pas, Zelda ?) de jeunes hommes qui sont nos frères, de jeunes femmes qui sont nos soeurs. Peut-être que ça fait mal, peut-être que ça fait peur ("Bientôt, lance Yacef, c’est nous qu’on sera les maîtres !"), mais c’est vrai : Tout, tout de suite est le miroir de nous-mêmes. D’ailleurs, pour ces jeunes "oufs" immatures, inconscients (dans le sens absolu du mot, c’est-à-dire qu’ils sont comme privés de conscience, un manque qu’ils compensent par une agitation frénétique façon infusoires ciliés), l’anomalie n’est pas de leur bord : c’est leur victime qu’ils appellent l’autre.

Un texte hémorragique Morgan Sportès n’est pas l’inventeur du sujet. C’est la vie, c’est notre temps, c’est notre société qui ont mûri et tissé cette effroyable tragédie. Lui, Sportès, n’a eu qu’à l’écrire. Aurait-il dû s’abstenir ? Je ne le crois pas, et voici pourquoi : parlant du cadavre d’Elie étendu sur une table d’autopsie, Sportès écrit que "ses yeux clos nous regardent. Ils nous voient sans doute mieux que grands ouverts. Ils nous radiographient. Ces ultimes photos d’Elie (...) peut-être eût-il fallu les afficher dans la presse, afin que, de son regard mort fixé sur nous, il nous apprît à nous regarder nous-mêmes".

A travers ce livre, le regard -d’Ilan Halimi a trouvé le mien, et il m’a touché aux larmes.

Et puis, littérairement parlant, Tout, tout de suite est un grand texte parce que, justement, il n’est pas un texte littéraire : au diapason très exact de ce qu’il narre, c’est un texte hémorragique qui décrit, par la fuite précipitée des mots et la trépidance du rythme, les convulsions d’une jeunesse qui se vide de son humanité comme on perd son sang. Car ce que ce livre terrible met en évi-dence, c’est le choix délibéré et univoque de la haine comme système de pensée, d’action, et d’enrichissement. Elie n’est pas un cas isolé, un épiphénomène : avant lui, Yacef et ses affidés se sont déjà fait la haine, comme on se fait la main, sur d’autres victimes.

Albert Londres continue d’avoir raison : non, Dante n’avait rien vu.


Didier Decoin

écrivain, de l’académie Goncourt

Didier Decoin Article paru dans l’édition du 26.08.11