Morgan Sportès

UN "CONTE RENDU" DE MORGAN SPORTES par Julie CLARINI, le Mone du 26/8/2011

Le "conte rendu" de Morgan Sportès

LE MONDE DES LIVRES | 25.08.11 | 16h47

De son dernier roman, Morgan Sportès a déjà déclaré qu’il ferait "un grand film". Comme L’Appât, livre qui lui avait été inspiré, en 1990, par un fait divers sanglant et crapuleux, que Bertrand Tavernier avait mis en images. En prenant pour sujet l’affaire Halimi, l’écrivain trouve en effet une suite, sinistre, à ce récit qui lui avait valu un grand succès.

Tout, tout de suite relate la séquestration et la mort d’un jeune homme de 23 ans, enlevé et torturé, trois semaines durant, par Youssouf Fofana et sa bande. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Ilan Halimi était juif, c’est-à-dire riche dans l’esprit de ses jeunes tortionnaires. L’affaire a saisi la France pendant l’hiver 2006, quelques mois seulement après les émeutes de banlieue, alors que les esprits étaient déjà gagnés par la crispation identitaire. Ce qui aurait pu n’être qu’un fait divers a immédiatement revêtu la dimension d’un symbole : les uns y ont lu une montée de l’antisémitisme, d’autres l’illustration du choc des civilisations. Le chef de la bande s’était autoproclamé le "cerveau des barbares".

Curieusement, l’écrivain a choisi de changer les prénoms. C’est un "conte de faits", "mon livre appartient au genre du roman", assure-t-il dans l’avant-propos. Cependant le récit veut suivre avec précision le déroulement des événements, fondé sur un gros travail de documentation, incluant les témoignages des inspecteurs de la brigade criminelle et de la juge d’instruction et allant même jusqu’à l’utilisation d’une correspondance avec certains membres de la bande. Le résultat est une description clinique, glaçante, de l’enchaînement funeste qui va aboutir à la mort d’Ilan, "Elie". Du conte, le livre possède la mécanique implacable, et pas seulement cela : les monstres qui le traversent y sont pareillement impénétrables, mus par une force maléfique et une cruauté qui nous restent profondément mystérieuses. Avec soin - et prudence -, Sportès tient ses personnages à distance. Pas de psychologie ou si peu, juste des mots, des actes, et des déambulations incessantes. Car si leur univers mental est clos, les jeunes, eux, sont mobiles : Paris, ses portes, les grandes stations de RER, les centres commerciaux, les cybercafés, autant de "non-lieux", dirait l’ethnologue Marc Augé, qui dessinent une curieuse géographie du crime. Sportès croque avec talent ces endroits -sordides, baignés d’une lumière glauque.

Un long flash-back ouvre le récit et déroule intelligemment la fascinante série d’échecs qui ont précédé l’enlèvement d’Ilan. Le fameux "cerveau" ? Un mégalomane à l’intelligence limitée, miné par son bégaiement et butant sans cesse sur ses limites. L’unique véritable dimension du personnage, Sportès le sent, gît dans cette lutte perpétuelle entre sa détermination haineuse et son étroitesse intellectuelle. Et l’auteur se plaît à souligner l’ironie tragique qui innerve le drame : "Yacef", alias Fofana, alias "le Barbare", est "un amateur". Ce profil mal cerné par la police sera sans doute fatal à "Elie"

Mais l’on s’interroge : où réside la fiction ? Quelle latitude s’est offerte celui qui se présente à ses lecteurs comme romancier ? Lui-même dit que ce sont les "faits" qui ont guidé sa plume, les faits et l’interprétation qu’il leur cherche : "Seule leur logique m’intéressait, leur signification implicite : ce qu’ils nous disent sur l’évolution de nos sociétés ébranlées par la mondialisation." Mais étrangement, le roman ne semble pas croire en sa propre force pour faire affleurer le sens "implicite".

Empruntées au philosophe Adorno, au situationniste Debord ou à l’écrivain Semprun, les citations s’accumulent en tête de chapitre : le message doit passer. La barbarie ne naît pas de rien, elle est un produit direct de l’alié-nation générale. Morgan Sportès convoque l’ancien PDG de TF1, Patrick Le Lay, et son célèbre "temps de cerveau disponible", il souligne en italique la démence ou l’incongruité des propos tenus par les personnages, et insiste : économie mondialisée et société du spectacle forment le -couple fatidique qui transforme nos jeunes en "barbares" assoiffés de "tout, tout de suite". Le titre est emprunté à un morceau de rap, mais il ressemble étrangement à un slogan de Mai 68 que Sportès n’ignore évidemment pas : "Obtenir tout, tout de suite."

Les faits divers sont par essence source de grande sidération. D’Emmanuel Carrère (L’Adversaire) à Régis Jauffret (Sévère), ils sont nombreux, les romanciers, à avoir voulu, avec les seules armes de la littérature, faire parler ce réel qui se dérobe à la compréhension. En s’attaquant, lui, au fait divers "miroir de la société", le livre de Morgan Sportès ne suscitera pas le débat, récurrent, sur les limites de la vie privée. Son enjeu est ailleurs : offrir des clés pour lire un drame qui, en défrayant la chronique, a révélé la société française à elle-même. Mais l’ampleur prise par cette tragédie, y compris les polémiques qui l’ont suivie, n’en dit-elle pas plus long sur la France au milieu des années 2000 que sur les effets délétères de la mondialisation ? L’écrivain cinéphile a-t-il bien choisi son hors-champ ?


Tout, tout de suite,

de Morgan Sportès,

Fayard, 380 p., 20,90 €. Julie Clarini Article paru dans l’édition du 26.08.11