Morgan Sportès

TOUT TOUT DE SUITE article de Jérôme Sage, France-Soir 20/8/2011

Le roman noir du gang des barbares

par Jérôme Sage

Cinq ans après l’assassinat d’Ilan Halimi, un romancier décrit les racines de l’horreur. Entre la perte de la conscience humaine et le goût pour les choses matérielles, voyage aux portes de l’enfer.

En 1990, Morgan Sportès publiait L’Appât. Un livre froid et hyperréaliste, plein de l’horreur du fait divers qui l’avait inspiré : l’histoire de cette belle jeune femme, utilisée par des cambrioleurs pour séduire des hommes riches, les accompagner chez eux et laisser entrer les voleurs à sa suite, intimidation et « saucissonnage » à la clé. Jusqu’au coup de trop quand, ne voulant pas croire l’une des victimes qui dit ne rien posséder de valeur, les détrousseurs torturent. Et tuent.

Vingt et un an après, son livre Tout, tout de suite (1) sonne comme une horrible répétition. Cette fois-ci, l’écrivain se penche sur l’affaire dite du « gang des barbares », la prise d’otage d’Ilan Halimi, un jeune vendeur de téléphones portables, en janvier 2006. Soupçonné d’être riche parce que juif, il est séquestré durant vingt-quatre jours, jusqu’à ce qu’il soit laissé pour mort près d’une voie ferrée de la banlieue parisienne. Victime du froid, de tortures physiques et psychologiques, de coups de couteau, et de brûlures graves. Il mourra à son arrivée à l’hôpital.

Le roman de la barbarie Dans cette opération visant à obtenir - de sa famille, de ses proches, de la communauté juive - une importante rançon, il y a un chef. Un « boss » comme on l’appelle, Youssouf Fofana, 25 ans. Dans le livre, il s’appelle Yacef. Il y a un appât, Yalda, 17 ans, une jolie fille d’origine iranienne. Dans le roman, c’est Zelda. Il y a les « gardiens de prison », les geôliers. Et il y a tous ceux qui savaient, de près ou de loin, quelque chose de cette entreprise de mort. En tout, une trentaine de personnes.

Cette affaire, dont chacun a suivi les développements jour après jour dans les journaux et à la télévision, Morgan Sportès a décidé d’en tirer un roman. Pour conserver la fidélité aux faits, il a travaillé, dit-il, pendant deux ans, épluchant les milliers de pages du dossier d’instruction, de rapports de police. Il a rencontré les policiers de la brigade criminelle, la juge en charge du dossier, des voisins, des proches de ces soi-disant « barbares ». Il a visité chacun des lieux où le drame s’est déroulé, pour s’imprégner. Les noms des acteurs sont changés, certains noms de lieux aussi, les dialogues sont inventés. Mais au plus près de cette vérité inscrite désormais dans l’histoire judiciaire depuis les deux procès du « gang », en 2009 et 2010. « Barbarie ». « Torture ». « Enlèvement en bande organisée ». « Meurtre avec préméditation ». « Non-assistance à personne en danger ».

Des jeunes "englués dans les choses" Pourquoi un roman ? Pourquoi lire Tout, tout de suite plutôt que, par exemple, le livre de la journaliste Elsa Vigoureux sur cette même affaire (2) ? L’un n’empêche pas l’autre. Le livre de Morgan Sportès, lui, tente en plus de l’affaire de raconter la société dans laquelle il a pris place. La société qui a « construit » ces adolescents et jeunes adultes qui ont pris part à ce drame. « Ce sont des enfants, explique-t-il à la terrasse d’un café du boulevard Voltaire, non loin de la boutique où Ilan Halimi travaillait. Ils n’ont rien dans la tête, et leur machiavélisme repose sur leur infantilisme. Avec des conséquences atroces. Ils ne font pas la différence entre la vie et la mort... »

En cause pour lui, cette « société du vide, cette société marchande qui peut amener au degré zéro de la conscience », qu’il décrivait déjà dans L’Appât, la société mondialisée aussi qui, à coups de désindustrialisations, prive beaucoup de Français d’un emploi, d’une utilité sociale. Résultat, entre autres : « Un quart-monde, un underground effrayant. » Composé de jeunes « englués dans les choses, les objets, dans le “pied de la lettre” ». Des jeunes qui voulaient, avec l’argent de la rançon, « s’acheter des scooters, des chaussures de marque, le plus cheap de la société marchande la plus minable ». Et à l’extrême de gens comme Yacef, « un dingue », à qui rien ne fait peur « ni la police, ni la justice, ni l’école, ni les parents. Ils sont passés de l’autre côté du miroir ».

Régression vers la religion Pour tous, il y a « une révolte, mais une révolte aliénée. Comme à Londres : les émeutiers étaient surtout dehors pour voler des objets... ». A l’opposé, il dresse un parallèle avec une tout autre société : « Dans le fond, le “tout, tout de suite”, c’est aussi la manière de penser des spéculateurs de Wall Street. Madoff avait quelque chose comme dix Rolex. Absurde ! »

Bref, la même course à l’argent que pour les « héros » de L’Appât. Avec en plus, une « régression vers le religieux » : « Sur 27 gosses, il y en a 8 convertis à l’islam. Peut être pour l’intégration, l’idée de famille. Il y a même une Bretonne, fille de marin-pêcheur. C’est un islam fantasmé, une caricature. Exemple, en prison, ils se font envoyer des tapis de prière avec boussole intégrée pour repérer la Mecque. C’est du kitsch religieux. Mais qu’est-ce que ça remplace qu’ils n’ont pas ? » La réponse peut-être la trouverez-vous entre les lignes de ce polar, qui aussi bien fait l’effet d’un effrayant constat sur la société.

Par Jérôme Sage C’est sur France