Morgan Sportès

L’AVEU DE TOI A MOI par Jean-Luc Douin, dans Le Monde du 12/3/2010

Entretien

Morgan Sportès : "Même les historiens font de la fiction"

Un même homme peut-il avoir été tour à tour militant du Front populaire et pétainiste ? Résistant, ami d’Aragon, puis engagé volontaire dans la Waffen-SS, par antigaullisme ? Puis encore prisonnier à Dachau, pour avoir déserté sa Sturmbrigade Frankreich, par objection de conscience ? Histoire de fou, que nous raconte Morgan Sportès : celle de Rubi, dont les engagements politiques rythmaient ses coups de tête, "de façon instinctive, épidermique", le faisant passer d’un extrême à l’autre, compulsivement. Parcours glaçant, et d’autant plus hallucinant qu’il est authentique. L’homme dont Morgan Sportès assure avoir recueilli le récit a existé.

Le livre est nommé "roman", pourquoi ? "Un rapport de police ou de juge d’instruction est toujours subjectif, dit Sportès. C’est toujours du roman. Il y a toujours un point de vue. Même les historiens font de la fiction. Cet homme n’était pas un mythomane. S’il m’a menti, c’est par omission. S’il a récrit sa vie, c’est par illusion rétrospective, comme disait Bourdieu. En se présentant comme un innocent, une victime. En reconstituant l’archéologie de sa vie, je me suis fait ma psychanalyse. C’est ainsi que l’on comprend l’histoire de son temps."

Roman donc, ce livre insensé, L’Aveu de toi à moi, propose à la fois une vision décapante, politiquement incorrecte, de l’histoire de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide, mais aussi l’autobiographie sans fard d’un Morgan Sportès qui s’est juré de contester les vérités officielles de son époque. Le vécu, l’enquête fouillée, l’exploration des archives fournissent les ingrédients brûlants d’ouvrages qu’il avoue avoir écrits pour se reconstruire. Seul L’Appât, dans lequel il retraçait l’histoire de Valérie Subra, cette lolita qui allumait des hommes riches pour aider deux compères à les détrousser et les tuer, échappe à sa pulsion d’autopsies sociopolitiques aux résonances personnelles. Il dit n’avoir "aucune imagination".

Le narrateur de L’Aveu de toi à moi, ce rédacteur à Police Magazine, feuille de chou détaillant les faits divers, c’est donc Sportès, ex-rédacteur à Détective. Il a alors une liaison avec une jeune femme qui est la fille de ce fameux Rubi, dont il entreprend aujourd’hui d’évoquer l’invraisemblable destinée.

Après Outremer (1989), où il racontait son enfance en Algérie, l’auteur évoque ses frasques d’étudiant à Paris-VII, "repaire structuralo-maoïste". Dandy à grosse cravate, costume de tweed, parapluie vert, "je faisais chier les petits gauchos, je jouissais dans la provocation, le scandale, la dérision était mon pain quotidien. J’imitais très ironiquement un héros de Proust, Bloch (l’anti-Swann), juif parvenu, plutôt ridicule et vulgaire, qui ne s’exprimait qu’à la façon emphatique des héros de L’Iliade. Je ne marchais pas à leurs trucs, leurs lectures de textes par la grille de Lacan ou de Barthes. Moi, je lisais Chateaubriand et je passais pour un réac".

D’où vient ce Méditerranéen déchaîné, qui d’une main disserte sur Balzac ou Baudelaire, et de l’autre tape à la machine un article sur la manière dont Ginette a trucidé son mari ? Il est juif algérien par son père, ancien zouave de 14-18, et catholique breton par sa mère, qui sombra dans la folie jusqu’à être internée à vie. Dans ses délires, ses éructations antisémites, cette cinglée maternelle le traitait de "sale youpin", "petite ordure". "J’étais "un cas". Un parfait spécimen de ce sujet "déstructuré", "déconstruit" que prônaient les antipsychiatriques de La Borde, la clinique de Sologne où sévissaient Deleuze et Guattari. J’avais découvert de façon instinctive, inconsciente, animale, l’arme unique qui me permettait de continuer à tenir debout sans m’effondrer dans la folie : cette ironie arrogante qui me rendait insupportable à la plupart de mes compagnons de galère étudiants."

Mao, castriste, trotskard ? C’est dans ce contexte, où règnent Beckett et Robbe-Grillet, qu’il emmène ses copines de fac voir des opérettes, du Labiche. C’est pour fuir clochers et minarets, bibles et bénitiers qu’il déguerpit en Asie. Loin des fanatismes, il vit son service en coopération comme un bain de jouvence. Ecrit Siam (1982) sur ses bourlingues (sexe et drogues) en Thaïlande, puis Pour la plus grande gloire de Dieu (1995), essai très documenté sur le Siam du XVIIe siècle. Tonkinoise (1995) est un virulent roman d’historien, une fresque ténébreuse sur l’Indochine vichyste. Rue du Japon (1999), une confession érotomane sur ses liaisons dangereuses avec une Japonaise.

Entre-temps, Solitudes (2000) le replonge dans l’Algérie natale, Lu (1997), satire grinçante et burlesque, le conduit à étriller toute une société parisienne du mensonge et du spectacle. Il s’en prend aux militants de 68 dans Maos (2006), à la Gauche prolétarienne dans Ils ont tué Pierre Overney (2008) - toujours féru d’enquêtes corrosives, éternel dénonciateur des manipulations d’opinions, toujours perçu comme le roi des emmerdeurs. Acharné à démasquer les agents doubles, confondre les infiltrés, explorer les services secrets, il se passionne pour les espions : L’Insensé (2002) l’emmène chez Staline, dans l’univers damné de Richard Sorge, cette taupe soviétique qui se fit passer pour un agent nazi et mystifia la Gestapo en Extrême-Orient.

"On me traite de conspirationniste paranoïaque, dit-il à propos de ces théâtres d’ombres dont il dévoile les ficelles et qui sèment le trouble. Mais je n’invente rien. Petit, j’écrivais déjà sur la vieille Remington de mon père, je me plongeais dans les dictionnaires, pour oublier la folie paranoïaque de ma mère et donner du sens aux mots. Dans L’Aveu de toi à moi, j’ai adopté une construction des plus honnêtes. Je le dis : je n’y comprends rien ! Le livre est écrit sur trois niveaux : quand j’ai 20 ans, j’écoute Rubi ; quand j’en ai 40, je l’enregistre ; quand j’en ai 60, j’écris... en laissant au lecteur le soin de se poser la question ; vrai ou pas ?"

La question est dans le livre : "Est-ce que c’est vrai tout ça ?" "C’est lui, Rubi, qui se la pose, tout ahuri par ce qu’il a vécu ! C’est à lui que tout ça paraît irréel !" Rubi, héros canaille de ce roman hallucinant, côtoie un autre triste individu, dans sa cellule de Clairvaux : Robert, fasciste notoire, devenu représentant en bréviaires, travaillant à la fois pour les services secrets de l’OTAN et les services allemands, chargé de surveiller les mouvements prochinois européens. L’Histoire est complexe.


L’AVEU DE TOI À MOI de Morgan Sportès. Fayard, 346 p., 19,90 €.

Jean-Luc Douin Article paru dans l’édition du 12.03.10