Morgan Sportès

L’AVEU DE TOI A MOI par Philippe Mellet, L’UNION DE REIMS 14/2/2010

L’extravagant Monsieur Rubi

Publié le dimanche 14 février 2010 à 11H00

Morgan Sportès aime les destins tragiques ballottés par le vent

Si la vie de Rubi avait été effectivement imaginée de toutes pièces, on eût jugé cet itinéraire absolument invraisemblable et son récit peu convaincant. Et pourtant. Etudiant, le narrateur rencontre Rubi dans les années 60. C’est le père de sa petite amie. L’homme vit alors reclus dans les Cévennes. Il s’est retiré du petit monde littéraire parisien où il avait commencé à se faire une place, dans le sillage de Louis Aragon qui l’avait encouragé. Ecrire, des poèmes puis des romans, cela fut la seule (mais précieuse) constante dans la vie tourmentée, extravagante même, et le mot est faible, de Rubi. Né en Provence, il est séduit adolescent quand le Front populaire gagne les élections de 1936. Il s’enthousiasme pour les Républicains espagnols qui luttent contre Franco. Et puis patatras. L’adolescent cultivé et épris de poésie est déstabilisé par la débâcle de mai 40. Le voilà qui erre dans les rues de Marseille. Rejoint bientôt les Chantiers de jeunesse pétainistes. Où il s’ennuie. Il gagne alors le maquis et entre en Résistance. Mais cela ne dure pas plus longtemps. On lui force un peu la main, et le voilà embarqué en Allemagne dans le cadre du Service du travail obligatoire. Pour le jeune homme instable mais fougueux, intelligent mais déroutant, il ne peut y avoir de demi-mesure. Le temps est à l’engagement total, pas aux velléités. Rubi s’engage dans les SS. L’idéal nazi, l’antisémitisme, certes, mais l’envie d’abord de foncer tête baissée dans un monde qui s’écroule. Seulement le jeune Français voit bientôt les trains ramener du front de l’Est les survivants d’une guerre qui n’ampute pas que les membres et ne traumatise pas que les chairs. « Je me déshonore... » Il finit par déserter. Il est repris. Condamné. Interné près de Dachau. A la fin de la guerre, au terme d’une nouvelle errance, il se réfugie quelque temps sous une fausse identité dans la campagne bavaroise. Il se marie, il a une fille. Et rentre en France en 1950. Arrêté, condamné, il sera emprisonné quelque temps à Clairvaux où il côtoie Lucien Rebatet ou Charles Maurras... Libéré, il fera illusion à Paris, fréquentant les écrivains communistes avant de se fixer dans les Cévennes. C’est là, donc, que Sportès fait sa connaissance, tout à la fois effrayé et fasciné par ce personnage haut en couleur digne de ces silhouettes interlopes inquiétantes qui jalonnent certains romans de Modiano. Plusieurs années durant, il recueillera ses confidences, ses souvenirs, que Rubi ne parvient par lui-même à coucher par écrit. Tout en cherchant à rétablir les faits dans leur chronologie et leur exactitude (car Rubi demeure jusqu’au bout - il décède en 1996 - suffisamment retors pour brouiller les pistes), Morgan Sportès plonge sans faux-fuyant ainsi dans l’enfer et les méandres de la seconde guerre mondiale tout en offrant à cet homme à la trajectoire inouïe un cercueil à sa (dé) mesure. Fourmillant d’anecdotes et de scènes quasi surréalistes, le nouveau Sportès s’inscrit dans le prolongement d’une œuvre décidément complexe mais toujours peuplée de fantômes et mannequins ballottés par le vent de l’histoire, des impostures, et de l’ombre de ceux qui tirent, en coulisses, les ficelles de ce terrible théâtre. Auteur de « L’Appât » (que Bertrand Tavernier porta à l’écran), après deux livres majeurs consacrés à la pantalonnade tragicomique des élites vautrées dans le maoïsme post-soixante-huitard, Morgan Sportès signe encore un chef-d’œuvre. L’exact contraire de son personnage qui répondit du tac au tac, à une libraire praguoise qui s’étonnait qu’un jeune Français venu acheter un Stendhal ait pu revêtir l’uniforme SS : « Madame, je me déshonore. »

Philippe Mellet

charleville@journal-lunion.fr « L’aveu de toi à moi », par Morgan Sportès, éditions Fayard, 390 pages, 19,90 euros