Morgan Sportès

L’AVEU DE TOI A MOI, par BENOIT DUTEURTRE, Le Figaro, 7/1/2010

Itinéraire d’un enfant perdu

par Benoît Duteurtre

Quelle blessure secrète peut pousser un homme à se renier sans cesse ?

Soixante-dix-ans après, nous en revenons toujours à ce « passé qui ne passe pas ». Mais, si l’Occupation inspire quantité de variations sur l’héroïsme et la lâcheté, cette lecture en noir et blanc ne saurait satisfaire un écrivain comme Morgan Sportès. Bien au contraire, son œuvre s’attache, depuis des années, à mettre en lumière l’aspect chaotique des destinées humaines prises dans le tourbillon de l’histoire réelle. Après un roman consacré à l’espion Richard Sorge ( L’Insensé), c’est aujourd’hui l’incroyable et véridique destin d’un jeune Français qu’il a choisi de nous raconter et qui peut se résumer dans ces quelques lignes : « Il avait été d’abord, à quatorze ans, en 1936, partisan des républicains espagnols ; puis, passant de gauche à droite, il s’était enrôlé chez les Camelots du roi ; puis dans les Chantiers de jeunesse ; puis dans la résistance ; puis au STO, puis à la SS ; il avait déserté la SS ; rattrapé, il avait subi une parodie d’exécution ; on l’avait jugé en cour martiale ; incarcéré à Dachau. »

Fuyant toute sa vie d’une identité à l’autre, Rubi nom prêté par Sportès à ce personnage n’en tirera guère de bénéfices. Ce n’est pas un opportuniste mais un poète, qui écrit depuis l’adolescence, avec talent d’ailleurs : dans les années 1950, s’étant rapproché du Parti communiste dans un ultime tournant, il publiera dans Les Lettres françaises quelques beaux textes salués par Aragon. Mais le jeune homme qu’il est au début de la guerre succombe aux élans lyriques, à la magie politique, à toutes les illusions de fraternité. Après avoir rejoint brièvement le maquis, il s’imagine trouver une nouvelle camaraderie dans la SS ralliée au moment même où l’Allemagne s’effondre : « Cet homme était perdu dans les mots, le verbe. Mais, en 1940-1945, ce verbe avait fait mouche. Et les mots, des morts. » Rubi, au demeurant, ne participe à aucun massacre ; il s’enfuit encore, quitte à se retrouver lui-même déporté. Sa maladresse existentielle se double d’un certain instinct de survie qui lui permet de rebondir, sans gloire, jusqu’à la prison de Clairvaux puis à la relative misère de ses dernières années, dans un village du Gard.

Le beau rôle

C’est là que Morgan Sportès l’a rencontré pour la première fois, voici bien longtemps, lorsqu’il était étudiant. Ami de la fille de Rubi, il le reverra longuement, l’écoutera, l’enregistrera. De cette expérience il tire un récit bouleversant jusque dans sa pudeur et sa passion de la vérité : car il s’agit à la fois d’une enquête précise sur l’itinéraire de Rubi pendant les années de guerre ; d’un récit autobiographique où le jeune Sportès, fraîchement débarqué d’Algérie, découvre la France en même temps que l’amour et la littérature ; mais aussi d’une réflexion sur l’histoire, telle que nous pouvons la saisir, au gré des témoignages. Qui est donc ce Rubi qui, d’un aveu à l’autre, réécrit parfois sa propre vie en se donnant le beau rôle, dans des « jeux de miroirs de la mémoire reformulant le passé » ? En s’attachant à saisir au plus près le réel, dans sa complexité et ses contradictions, Morgan Sportès nous fait éprouver, avec un art consommé, la profondeur romanesque de l’existence.