Morgan Sportès

L’AVEU DE TOI A MOI, par Christian AUTHIER, L’opinion indépendante 8/1/2010

Vendredi 8 janvier 2010 - N° 2910 5 L I T T É R A T U R E A l’image de votre précédent livre, Ils ont tué Pierre Overney, L’aveu de toi à moi tient autant du récit, de l’enquête que du roman. Vous dites d’ailleurs « Ce n’est pas un roman qu’ici j’écris ». C’est une histoire que je voulais raconter depuis très longtemps, mais j’étais trop jeune pour le faire avant. J’ai connu cet homme qui est le sujet du livre et il m’a fallu trouver une forme pour exprimer ce qu’il m’a dit. Ce n’est pas un roman bien que raconter l’histoire de quelqu’un relève toujours de la fiction. Dix personnes raconteraient les mêmes faits de dix façons différentes. Rubi, lui-même, aurait donné une autre version. A un moment donné, lorsque j’achève d’enregistrer son histoire sur magnétophone, il dit « Est-ce que c’est vrai tout ça ? ». Comme si ce qu’il avait dit lui paraissait irréel... C’est toujours un peu l’impression que l’on a lorsqu’il s’agit de souvenirs, qui plus est quand ils concernent une période comme la seconde guerre. Cette vie incroyable et extraordinaire est-elle authentique ? Fautil croire tout ce que vous racontez ? J’ai cru à tout ce qu’il m’a raconté. La façon dont vous parlent certaines personnes ne trompe pas. Pour sa part, il a payé cela très cher et a fini dans la misère. Vous avez écrit le livre qu’il n’a pas pu ou pas voulu écrire. J’ai connu Rubi quand j’avais vingt ans et j’ai dû enregistrer son témoignage autour de trente-huit ans. C’est resté dans mes tiroirs pendant des années. Un jour, j’ai eu une impression de vide complet par rapport notamment à ce qu’est devenu le milieu littéraire. Face à ce sentiment de néant, j’ai eu envie de parler quelque chose de sérieux. Rubi a été vichyste, résistant puis SS, déserteur et déporté à Dachau puis réengagé dans la SS afin d’en déserter à nouveau. Il est entré dans le camp des victimes via celui des bourreaux, ditesvous. Peut-on résumer son parcours tortueux comme celui d’« un anar dévoyé », ainsi que vous l’écrivez ? Oui, je le pense. Beaucoup d’anars se sont retrouvés chez les fascistes. Ils se sont trompés de révolte. Quand Rubi prête serment à la SS, il voit le drapeau à contre-jour, les lettres blanches de la SS n’aparaissent plus et, à ses yeux, cela devient le drapeau noir. Il dit qu’il voit alors le drapeau de l’anarchie. C’est dire à quel point il s’est fourvoyé... Il s’enthousiasme pour mai 68 à propos duquel vous soulignez que vichystes et atlantistes surfaient sur la révolte libertaire. C’est un thème que vous avez déjà abordé dans vos précédents livres sur les maoïstes français, mais selon vous 68 a d’abord servi à liquider le PC et le gaullisme. C’est plus compliqué, mais c’est l’une des dimensions de 68. Voici quelques mois, j’entendais Jean-Claude Casanova de la très libérale et atlantiste revue Commentaires. Il revenait d’Amérique en mai 68 et il disait qu’il jubilait de voir attaqués tous les gens qu’il détestait. Il y a plusieurs composantes dans mai 68 : une révolution de moeurs, une révolution libertaire, mais aussi beaucoup d’autres choses que l’on ne saisissait pas sur le moment. Quand je voyais Mitterrand à l’époque, je ne savais pas quelle crapule il était, qu’il avait été décoré de la francisque... On était très naïfs, on ne comprenait pas les enjeux. Lorsque Mitterrand hurlait contre de Gaulle, c’était Vichy à sa proie attaché. Je n’avais pas de sympathie particulière pour les communistes, mais le Parti communiste français n’était tout de même pas le guignol que les gauchistes en faisaient. Il y avait des héros dans ses rangs. Henri Krasucki avait été torturé par les SS et envoyé à Buchenwald. Georges Séguy s’était engagé dans la résistance à dix-sept ans avant l’attaque de l’URSS par l’Allemagne. Je pense que les gens en 1968 ne comprenaient pas la seconde guerre mondiale. Quand j’ai rencontré Rubi un peu avant 68, j’ai été plongé dans cette histoire. Moi, je sortais de la guerre d’Algérie, ce qui m’a fortement distancié de mai 68. Pendant que les étudiants criaient « CRS = SS », il pouvait y avoir d’anciens SS auprès d’eux comme Rubi ou Christian de la Mazière qui a raconté qu’il était sur les barricades avec les insurgés... Oui, il y avait aussi des paras, des anciens de l’OAS. Les situationnistes m’ont raconté avoir été approchés par ces gens-là qui leur proposaient des armes. Beaucoup de forces voulaient le départ de De Gaulle. Au premier rang desquelles les Américains. Le péché fondamental qu’il ait fait aux yeux des Américains n’était pas la sortie du commandement intégré de l’Otan, ni sa critique de la guerre du Vietnam, mais la remise en cause du dollar en 1965. Pierre Messmer m’a dit cela quand je travaillais à Ils ont tué Pierre Overney. Dès que le dollar a été détaché de l’or, on a produit du dollar et du crédit à fond. On a vu où cela nous a menés. Toutes ces choses étaient en jeu durant 68. Si vous lisez la presse anglo-saxonne de l’époque, vous voyez une haine de De Gaulle incommensurable. Mais le petit Cohn-Bendit ne comprenait rien à tout cela... Vous dites que cet ancien SS a été votre initiateur en littérature pour l’aspect pratique de la chose tandis que la folie de votre mère a suscité votre vocation littéraire. Quand on est adolescent, on est marqué par cela. Ce livre est en quelque sorte la suite d’Outremer où je racontais ma jeunesse. J’avais un père juif et une mère catholique devenue complètement folle et antisémite. Je vivais en Algérie et quand j’arrive en France, ma première petite amie sérieuse me présente son père qui était un ancien SS... J’ai fait immédiatement le rapprochement entre le délire de ma mère, qui était en quelque sorte Bagatelles pour un massacre en jupons, et la folie de Rubi. Rubi est toujours resté antisémite, mais envers vous, on n’a pas le sentiment qu’il ait cédé à son racisme... Le racisme n’est pas quelque chose de constant. C’est une folie, une impulsion, une crise de fièvre. Comme Rubi était un homme cultivé qui avait lu les grands classiques, son racisme retombait. C’est une maladie mentale, mais bien sûr quand cette maladie quitte l’individu pour devenir celle d’une époque ou d’un Etat, cela devient dangereux. Ce qu’il y a de touchant chez cet homme est qu’il est un artiste raté, un « médiocre romancier » ainsi que vous le qualifiez. « La catastrophe qu’était sa vie, il paraissait en jouir comme d’une oeuvre d’art », écrivez-vous. Quand il racontait sa vie, il devenait un acteur épris de son rôle. Il a vécu sa vie comme une oeuvre d’art, mais en accumulant les pires erreurs. Ce qu’il y a de formidable dans son destin est qu’à chaque fois qu’il s’approche de la mort, un instinct de survie animal le sauve. Il s’engage dans la SS, mais grâce à son imagination et son intelligence, il a peur, se rend compte du danger et déserte de la SS. Apparemment, déserter était se condamner à mort. Or, paradoxalement, cela va lui sauver la vie. Etre déporté à Dachau lui aura évité d’être tué comme ses anciens camarades sur le front de l’Est. Vous terminez en reproduisant l’un de ses poèmes dont un vers donne le titre au livre. Quelque part, c’est un hommage et je trouve ce destin émouvant. C’est aussi un livre que je dédie à sa fille. Rubi était un fou de littérature. Il est allé au fond des Cévennes, crevant de faim, pour écrire. Cela nous change des petits écrivains parisiens d’aujourd’hui. Cependant, il n’a pas été capable d’assumer son destin ni d’écrire le livre de sa vie. L’aveu de toi à moi est aussi un roman sur une petite fille en anorak rouge qui fuit vers la forêt et c’est d’ailleurs une petite fille que l’on voit en couverture du livre... Oui, je pense que c’est pour elle que j’ai écrit le livre. Propos recueillis par Christian Authier L ’AVEU DE TOI À MOI, Fayard, 343 p.

En relatant dans L’aveu de toi à moi la destinée incroyable d’un jeune résistant engagé dans la SS puis déporté à Dachau, l’auteur de L’appât et d’Outremer signe un récit qui sonde la complexité de l’Histoire et de ceux qui la font. Morgan Sportès : quel est celui que l’on prend pour moi ? © CHRISTINE TAMALET / FAYARD 2009