Morgan Sportès

L’AVEU DE TOI A MOI , par Pilippe Cohen Marianne.fr 6/1/2010

Enfin un romancier qui en a (du talent) ! « L’aveu de toi à moi », le nouveau roman de Morgan Sportès, qui sort aujourd’hui, risque de passer inaperçu, noyé dans la vague des romans de janvier. Ce serait dommage. Si l’autofiction vous fatigue, si vous voulez du rire cinglant et de la densité, précipitez-vous.

Voilà un romancier qui travaille sa matière. Un honnête homme pour lequel la confection d’une histoire nécessite des mois, des années même de réflexion, de rêverie, d’observation et d’enquête parfois. Quelqu’un que l’on devine aimer hanter les lieux dont il va faire des pages, et fouiller les âmes dont il va sculpter des personnages. Il ne s’attarde pas à se regarder le nombril par son trou de la serrure, comme tant d’autres, adeptes de l’autofiction. L’époque, si détestable sur ce point, est au « Tous journalistes, tous artistes », « tous romanciers ». N’avons nous pas tous des bites et des chattes, et même des petits coeurs qui battent (salut à Marc Lévy et Anna Gavalda) ? Ne sommes tous pas, à ce titre, des personnages intéressants ? Morgan Sportès a le bon goût de passer à côté de cette mode-là. Pourtant, lui aussi travaille sur « son » réel. La plupart de ses romans semblent imbriqués dans son existence. Mais c’est un point de départ et non destination. Une bribe de son histoire personnelle qui ouvre sur de larges pans de la grande Histoire, oubliés ou passés inaperçus, ou que l’on ne veut pas voir.

C’est l’histoire d’un beau-père. Enfin, le père de sa petite amie. Le narrateur, étudiant en fin d’études dans une atmosphère vacillante, entre maoïsme finissant et structuralisme triomphant, à l’Université Paris-VII, passe peu ou prou à côté des femmes qu’il croise dans son lit. Jusqu’à Louis. Qui s’appelle Louise, en réalité, mais que le narrateur/l’auteur surnommait Louis dort, ou Louis d’or, comme on voudra : « une jeune fille saine, brune, avec de grosses joues roses, des chaussettes jaunes, une couette, l’air d’une "pétulante Méditerrannéenne" ».

Des Louis comme ça, on rêve d’en découvrir. Parce qu’on ne connait pas la suite. Le roman bifurque : cette Louis introduit dans son existence un personnage-ovni, son père, dénommé Rubi, un drôle de gugusse qui échappe aux catégories de l’entendement historique et qui intéresse au plus haut point le narrateur. Autrefois, il fut un jeune garçon enrôlé, plus ou moins consentant (c’était obligatoire), dans un chantier de jeunesse maréchaliste, d’où il réussit à s’extirper pour tomber raide amoureux, bien que piètre amant, d’une jeune Juive. Ce qui l’amena dans un groupe de résistants, où il s’opposa aux communistes au nom d’une improbable « résistance maréchaliste ».... Un titre de gloire qui le mit« dans la pire des situations qui soit : sans le sou, déserteur des Chantiers de la jeunesse, déserteur du maquis, recherché par les flics de Vichy et par la Résistance. » 
 Ainsi débute le drame du narrateur : « Avec Rubi j’entrais dans la guerre (c’est-à-dire le monde de nos pères) par la mauvaise porte, celle des traîtres. Pourquoi n’ai-je pas connu plutôt, à l’époque, un ancien déporté ? Un résistant gaulliste, communiste ? Hasard ? Ou y avait-il quelque chose en moi qui aurait favorisé cette rencontre : ce piège ? » 
Lequel se referme en effet. La suite de l’itinéraire de Rubi est encore plus abracadabrantesque. Rubi passe à l’ennemi, parmi les rares Français engagés volontaires chez les SS. Il commet cet acte de haute trahison au moment précis où il prend conscience, en 1943, que le nazisme sera le probable vaincu de la guerre. Ses tribulations l’emmènent en Allemagne où il fuit sa division SS en débâcle. Il s’oppose à la hiérarchie militaire, finit dans un camp de concentration dont il réussit à s’évader au moment de l’arrivée des libérateurs pour se cacher chez une Bavaroise accueillante à laquelle il fait un enfant, Louise....

Précision utile : dans tout son parcours, Rubi a, certes, porté les armes, mais n’a jamais tué personne, même sous l’uniforme. Une guerre pour de faux en quelque sorte. On n’est donc pas dans Portier de Nuit, ce film de Liliane Cavani qui fit scandale dans les années 1970. Ni bourreau ni victime, Rubi a passé la guerre à fuir ces destins a priori incontournables et bien classifiés de l’époque.


Sportès aime donc les cas limites, les lignes de crête, ou plutôt de fracture et de frottement d’où il ressort quelque vérité historique imprévue. Son formidable roman sur Pierre Overney - Ils ont tué Pierre Overney (Grasset, 2008) - nous avait déjà révélé les coulisses d’un fait divers politique emblématique d’une génération trop distraite pour s’apercevoir de la responsabilité des maos dans le destin tragique de cet « établi ». L’Aveu de toi à moi parle de la génération précédente et nous confie quelque chose d’inédit sur elle. Quelque chose de la confusion de ceux qui furent pris par les événements, au-delà des évidences morales que l’on prête aujourd’hui à l’époque. Le roman révèle l’existence d’un monde intersticiel entre collaboration et résistance, des limbes que l’on aurait du mal à imaginer sans la preuve de l’existence qui fut celle de Rubi. Des interstices dans lesquels l’Amérique s’est probablement engouffrée, escomptant, comme l’écrit Sportès, combattre les vainqueurs communistes avec les vaincus pétainistes. Des interstices en forme de toile d’araignée qui piégea et brisa quelques vies. On en a déjà trop dit. On espère surtout avoir donné envie de découvrir ce livre inclassable, à la fois drôle et triste comme l’humanité délirante qu’il décrit.

Mercredi 6 Janvier 2010 Philippe Cohen - Marianne Lu 1662 fois

Source : http://www.marianne2.fr